Engagement républicain et sentiment d'appartenance à la Nation

André COMTE-SPONVILLE : “La République, en général, n’a pas à se prononcer sur les questions morales”

13 mars, 2015 · Pas de commentaire · Non classé

Entretien avec M. André COMTE-SPONVILLE, philosophe
Hôtel de la Présidence, jeudi 12 mars 2015, 10 heures

M. Gérard Larcher, président du Sénat. À la suite des attentats du mois de janvier, le Président de la République a demandé aux présidents des assemblées de réfléchir à l’engagement républicain, aux valeurs qui rapprochent les citoyens ou qui parfois, hélas, ne les rapprochent pas. Les manifestations du 11 janvier, auxquelles vous avez consacré un article, monsieur Comte-Sponville, furent un moment extraordinaire, mais certains ont refusé d’y participer. Lors de l’hommage rendu aux victimes dans les classes, il y a eu beaucoup plus d’incidents qu’on ne le dit.
Le vivre-ensemble, la laïcité, l’école, l’autorité, l’islam démocratique et l’islam radical : autant de sujets sur lesquels j’ai souhaité m’entretenir avec vous, qui vous définissez comme un matérialiste, un rationaliste et un humaniste. Comme le soulignait Marcel Gauchet lors d’un précédent entretien, la laïcité ne s’est pas imposée en France sans douleur, et la société d’aujourd’hui n’accepterait peut-être pas l’épreuve qu’ont subie les catholiques à la suite de la loi de 1905…

M. André Comte-Sponville. – Les résistances à la laïcité furent fortes, en effet, tout au long du XIXe siècle et au début du XXe. La laïcité l’a finalement emporté, dans un pays alors très majoritairement catholique, et l’Église elle-même l’accepte désormais. C’est une raison d’espérer : il n’y a pas de raison qu’elle ne l’emporte pas aussi sur l’intégrisme islamiste. Voltaire, qui appelait à « écraser l’infâme », a gagné.
Mais il y a aussi des raisons d’être pessimiste. Les manifestations du 11 janvier furent un beau moment, mais tout le monde n’y était pas ; les « minorités visibles », en particulier, ne se sont guère mobilisées.

M. Gérard Larcher. – Parmi les absents, il n’y avait pas que les salafistes. Beaucoup de gens de bonne foi, de jeunes en difficulté ne se sont pas sentis concernés.

M. André Comte-Sponville. – C’est vrai. Un de mes amis, qui vit dans la périphérie d’une ville de province, pour aller manifester en centre-ville, a dû traverser les banlieues sous les huées : on y manifestait contre Charlie Hebdo. Arrivé à la manifestation, il a rencontré ses voisins, qui se sont tous révélés être électeurs du Front national… Si nous n’avons plus le choix qu’entre l’intégrisme musulman et le Front national, il y a de quoi désespérer ! Le 11 janvier, c’est la « France blanche » qui a manifesté – ce qui ne signifie pas que la manifestation avait une signification ethnique.
Lorsque vous m’avez écrit pour m’informer de la mission qui vous avait été confiée par le Président de la République, j’ai été frappé de voir que la question de la République était mise sur le même plan que celle de l’identité nationale. Ce sont pourtant deux notions différentes : certains Français ne sont pas républicains, et des millions de républicains ne sont pas français. L’identité française, qu’on le veuille ou non, est battue en brèche par la mondialisation et l’immigration : beaucoup de jeunes nés en France, français comme vous et moi au sens politique, préfèrent le pays d’origine de leurs parents.

M. Gérard Larcher. – Sans toujours bien le connaître…

M. André Comte-Sponville. – La République est mal placée pour développer le sentiment d’appartenance nationale. C’est une erreur, à mon sens, que d’avoir confié à un ministère l’organisation d’un débat sur l’identité nationale, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. D’une manière générale, je ne suis pas sûr que la culture soit à la charge de l’État, ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse rien faire pour elle. Il faudra des décennies, des siècles pour que les populations issues de l’immigration se fondent dans le peuple français, et la France ne ressemblera plus alors à celle que nous avons connue enfants.
Le combat pour la République, quant à lui, est un combat pour des valeurs morales et politiques. Pour le mener, on compte beaucoup sur l’école, en oubliant parfois que l’éducation des enfants incombe d’abord à leurs parents. En outre, on ne peut enseigner en toute rigueur que ce que l’on connaît. Or les valeurs morales ne sont pas de l’ordre du savoir, mais de la volonté : il ne s’agit pas de dire ce qui est, mais ce qui doit être. Ainsi, nous partageons l’idée que les hommes sont égaux en droit et en dignité, alors qu’en fait il y a toutes sortes d’inégalités entre les hommes – certains sont plus intelligents, plus généreux, plus beaux que d’autres. On distingue souvent l’instruction, transmission d’un savoir, de l’éducation, transmission de valeurs. Or il n’est pas sûr que le rôle de l’instituteur soit d’éduquer en ce sens. Que répondra-t-il à un élève de CM2 qui lui demande si l’avortement est moralement acceptable ? La République, parce qu’elle est laïque, n’a pas de position sur la moralité de l’avortement – la loi Veil, dans sa sagesse, s’en remet aux individus pour en juger. L’instituteur peut répondre qu’en France, l’avortement est autorisé pendant les onze premières semaines de la grossesse : cela, c’est de l’éducation civique. Mais la question de l’élève portait sur la morale et non sur le droit. Voilà pourquoi Nicolas Sarkozy avait raison de dire que l’instituteur ne remplacera jamais le curé, le pasteur, le rabbin ou l’imam : leur rôle n’est pas le même. Le maître peut bien enseigner les valeurs de la République, la liberté, la laïcité – ce qui n’oblige pas l’élève à y adhérer – mais dès que l’on aborde des questions morales plus complexes, il n’a pas à prendre position.
La République, en général, n’a pas à se prononcer sur les questions morales. Un député a été condamné en première instance et en appel parce qu’il avait déclaré que l’homosexualité était moralement inférieure à l’hétérosexualité, position qui correspond à celle de l’Église catholique pour laquelle l’homosexualité est un péché. La Cour de cassation a sagement cassé ce jugement. On a le droit en République d’être catholique ! Lutter contre les discriminations dont les homosexuels dont victimes est légitime, mais il convient de ne pas aller au-delà.
Transmettre les valeurs républicaines relève en fait du combat idéologique. Ce combat, les instituteurs de la IIIe République, les fameux « hussards noirs », l’ont mené. Il est particulièrement difficile aujourd’hui, alors qu’une immigration très importante s’est développée en provenance de pays musulmans, dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas spontanément portés vers l’égalité des sexes et la laïcité.

M. Gérard Larcher. – À propos de l’école, vous vous souvenez du livre Les Territoires perdus de la République. Dans la même veine, un professeur agrégé du quartier des Minguettes me disait que certains sujets ne pouvaient plus être abordés en classe : histoire de la colonisation, de la Shoah, théorie de l’évolution… N’y a-t-il pas là une forme d’abdication de la République ?

M. André Comte-Sponville. – Si, et c’est d’autant plus scandaleux qu’il s’agit bien là de savoirs : le professeur est parfaitement dans son rôle lorsqu’il cherche à les transmettre. Le principal problème de l’école, c’est que les enseignants ont perdu le pouvoir. Je préfère parler de pouvoir plutôt que d’autorité, car lorsqu’on dit qu’un professeur n’a pas d’autorité, on laisse entendre qu’il lui manque un certain talent. Il est vrai que certains, plus que d’autres, sont doués d’une autorité naturelle. Mais quand nous étions élèves, seuls les très mauvais professeurs étaient chahutés. Aujourd’hui, c’est l’inverse.
Il n’y a pas de respect de la loi sans pouvoir, sans sanctions. De même, il faut rendre le pouvoir aux professeurs, et reposer la question des sanctions à l’école. On m’a rapporté l’anecdote suivante : dans une classe de CM2, une enseignante passait entre les rangs pour vérifier que les élèves faisaient l’exercice qu’elle leur avait donné. L’un d’entre eux restait les bras croisés. Elle s’en est étonnée, il lui a répondu : « J’en ai rien à foutre de tes conneries ». Que pouvait-elle faire ? Le gifler ? C’est interdit. Lui faire copier cent fois : « Je n’insulterai pas mes professeurs » ? Il ne le ferait pas davantage. Alors, comme neuf enseignants sur dix, elle l’a envoyé chez le directeur, qui l’a gardé une heure dans son bureau, après quoi il l’a libéré – l’heure du déjeuner avait sonné – et laissé retourner en classe l’après-midi comme si de rien n’était. Ce jour-là, vingt-cinq élèves de CM2 ont appris qu’on pouvait envoyer paître son professeur sans aucune conséquence, et il est devenu impossible d’enseigner dans cette classe. Des classes de ce genre, il y en a des milliers ! Voilà pourquoi il est indispensable de rétablir des sanctions à l’école, même s’il est très difficile de savoir lesquelles…

M. Gérard Larcher. – Selon Marcel Gauchet, le problème se situe moins au niveau des professeurs que de leur hiérarchie.

M. André Comte-Sponville. – Voilà des années que je n’ai pas enseigné au lycée, mais j’ai souvent entendu dire, en effet, que les enseignants n’étaient pas soutenus par leur hiérarchie. Luc Ferry considère à juste titre que le premier problème de l’école, c’est la discipline. Sans discipline, le discours sur les valeurs est vain. C’est vrai au niveau de la société tout entière : comment transmettre les valeurs républicaines si on ne faire pas régner l’ordre public et la sécurité ? Manuel Valls a raison d’en faire une priorité du combat républicain, contrairement à une certaine gauche libertaire ou angélique.

M. Gérard Larcher. – Venons-en à la question de l’islam. Sur l’égalité entre les hommes et les femmes, toutes les religions ou presque ont du retard, comme en témoigne le fait que les femmes n’accèdent presque jamais à la prêtrise. C’est particulièrement vrai de l’islam, qui ne reconnaît pas ce principe d’égalité. On renonce parfois à le défendre, on abdique, y compris à l’école. Que pensez-vous du débat sur le voile ?

M. André Comte-Sponville. – Lorsque le voile a été interdit dans les collèges et les lycées, j’étais réticent. D’une part, cela aboutirait à exclure des jeunes filles bien élevées, sages, studieuses, pour ne garder que de petits voyous. D’autre part, la laïcité de l’école en tant qu’institution ne devait pas être confondue avec une laïcité imposée aux individus. Après-coup, il m’a semblé que cette mesure avait des effets plutôt positifs. En revanche, je ne vois pas au nom de quoi on interdirait le voile à l’université. Si l’on peut craindre que des lycéennes subissent des pressions familiales, cet argument ne vaut pas pour des étudiantes. L’interdiction ne serait d’ailleurs pas conforme à l’esprit de l’université. Je me rappelle avoir fait cours devant des femmes voilées – des religieuses catholiques – et il ne me serait pas venu à l’idée de les exclure…

M. Gérard Larcher. – On a bien interdit les soutanes en 1905…

M. André Comte-Sponville. – Je l’ignorais. Quoi qu’il en soit, l’interdiction du voile à l’université serait vécue comme un acte d’agression, y compris par les musulmans modérés. En revanche, il est normal d’interdire le voile intégral, signe d’une oppression insupportable, qui pose en outre des problèmes de sécurité puisqu’on ne peut pas identifier les personnes qui le portent.
Dans un article publié dans Libération, je revenais sur le reproche d’islamophobie fait à Charlie Hebdo. Ce mot est piégé, parce qu’ambigu. Si l’on désigne ainsi la haine ou le mépris des musulmans, l’islamophobie est évidemment haïssable, mais elle est très minoritaire : le racisme touche bien plutôt des groupes ethniques que des groupes religieux, et un noir catholique est plus souvent victime de discriminations qu’un blanc musulman. En revanche, si l’on appelle islamophobie le refus, la critique, la peur de l’islam, elle est parfaitement légitime. Pour l’athée que je suis, une religion est une idéologie comme une autre, et on a le droit de la combattre, de même qu’on a le droit d’être anticommuniste, antifasciste ou antilibéral. S’agissant des juifs, on distingue l’antisémitisme, qui est une forme de racisme, de l’antijudaïsme, qui est l’hostilité à la religion juive. Nietzche, mais aussi Simone Weil, qui était pourtant d’origine juive, professaient une forme d’antijudaïsme.
Pour ma part, je pourrais dire, comme le Prométhée d’Eschyle, que « je hais tous les dieux ». Ce serait exagéré : disons qu’aucune religion n’est la mienne. Cela ne m’empêche pas de penser que toutes les religions ne se valent pas. Ne confondons pas l’égale dignité de tous les êtres humains avec l’égalité de valeur de toutes les idéologies. Dans le monde chrétien, l’égalité entre hommes et femmes est très largement acceptée, ce n’est pas le cas dans le monde musulman. Je trouve haïssable d’imposer aux femmes de dissimuler leur beauté sous un voile, et de leur faire ainsi payer l’attrait que l’on éprouve pour elles. Houellebecq a dit un jour que l’islam était « la religion la plus con », il oubliait sans doute les raeliens… J’éprouve une tendresse de cœur pour les Évangiles, mais non pour le Coran ; l’islam en tant qu’idéologie m’est même antipathique : c’est la religion la plus machiste, la plus éloignée de la laïcité, celle qui complique le plus l’intégration des enfants issus de l’immigration. J’estime que le combat contre l’islam, et a fortiori contre l’islamisme, fait partie de mes droits et même de mes devoirs intellectuels.

M. Gérard Larcher. – Pensez-vous, comme Marcel Gauchet, que l’islam soit encore dans sa phase pré-critique, de même que le christianisme avant la Réforme ? Ni Luther, ni Calvin n’étaient des modèles de tolérance, mais ils ont ouvert la voie au débat critique… Les chiites, plus que les sunnites, semblent eux aussi ouverts à la discussion. Cet esprit critique peut-il naître au sein de l’islam de France ?

M. André Comte-Sponville. – Certains s’y emploient, comme Malek Chebel ou
Abdennour Bidar, et c’est bien le cœur du problème. Après les attentats de janvier, j’ai été passablement agacé d’entendre tous les dignitaires musulmans répéter qu’il n’y avait aucun rapport entre l’islam et l’islamisme. C’est aussi absurde que de dire qu’il n’y a aucun rapport entre le catholicisme et l’Inquisition. Si l’Église n’avait pas accompli un travail critique, pour comprendre comment le christianisme avait pu donner lieu à l’Inquisition, elle n’aurait pas évolué. De même, si les marxistes ne s’étaient pas demandé comment le stalinisme avait pu naître du communisme, il n’y aurait eu ni déstalinisation, ni perestroïka, et l’Empire soviétique ne serait pas tombé. Ce que l’on attend aujourd’hui, c’est l’équivalent pour l’islam de Vatican II.

M. Gérard Larcher. – Il a fallu quatre siècles pour y parvenir…

M. André Comte-Sponville. – Certes. L’un des problèmes tient au fait que le Coran n’est pas conçu comme l’écrit de Mahomet, mais comme la parole incréée d’Allah, aussi éternelle que lui-même, à laquelle on ne peut changer une virgule. Certains, qui appellent à contextualiser l’islam, se heurtent donc à une difficulté théologique, qui ne se pose pas à propos de l’Ancien Testament.

M. Gérard Larcher. – Ou des Évangiles, témoignage des apôtres.

M. André Comte-Sponville. – En effet. Ce travail critique, on ne peut pas le faire à la place des musulmans, mais on peut les y aider. Sur un plan intellectuel, d’abord : j’ai écrit, par exemple, un article sur le statut des femmes dans l’islam pour Le Monde des religions. Il est plus difficile pour les institutions de la République de s’impliquer dans ce débat, mais les partis ou, à titre personnel, les hommes politiques peuvent soutenir les rénovateurs : ce n’est sans doute pas le rôle du Président le Sénat, mais ce peut être celui de Gérard Larcher.

M. Gérard Larcher. – Le Président du Sénat peut légitimement soutenir le camp républicain.

M. André Comte-Sponville. – Certes.

M. Gérard Larcher. – Nous allons rencontrer des problèmes très concrets, avec la réforme du Conseil français du culte musulman. Dans l’histoire, toutes les confessions religieuses ont été contraintes de s’organiser pour dialoguer avec l’État, le protestantisme dès l’édit de tolérance, le judaïsme sous Bonaparte. Même la République laïque exerce un contrôle sur les cultes. Prêtres, pasteurs, rabbins ont reçu une formation supérieure, et le ministère de l’intérieur délivre même un agrément informel sur les nominations épiscopales. Si les musulmans n’ont pas une organisation ecclésiale classique, les protestants non plus. Comment faire pour réguler l’islam de France, et faire en sorte que les imams soient formés et éclairés ?

M. André Comte-Sponville. – Je n’ai pas de compétence particulière sur la question, mais il me semble que l’une des difficultés tient au fait que la plupart des imams, contrairement aux prêtres ou aux rabbins, ne sont pas nés en France ou, du moins, n’ont pas été élevés dans la culture française. Leur formation est également beaucoup moins poussée. La République peut-elle la prendre en charge, sans contrevenir au principe de laïcité ?

M. Gérard Larcher. – C’est envisageable dans le cadre de l’université, où l’enseignement est libre. En Alsace-Moselle, il existe encore des facultés de théologie au sein de l’université de Strasbourg. Ailleurs, les instituts catholiques délivrent des diplômes reconnus par l’État. Mais les universités publiques pourraient former indirectement les imams, en offrant des formations sur l’islam et les cultures musulmanes, ouvertes à tous.

M. André Comte-Sponville. – En effet : ce sont là des savoirs qui peuvent être enseignés à l’université. Même la théologie est un savoir, incertain quant à son objet mais d’une grande richesse intellectuelle. Il est à craindre, cependant, que de telles formations suscitent les cris d’orfraie des laïcards et la méfiance des musulmans… N’est-il pas préférable de renforcer le contrôle de l’Etat sur les instituts privés de formation des imams, pour vérifier que l’on n’y tient pas de discours antirépublicain ?

M. Gérard Larcher. – L’absence de formation publique crée un vide où d’autres s’engouffrent. Beaucoup imams de France, aujourd’hui, sont formés soit à l’étranger, d’autres dans des établissements strictement privés tel l’institut de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) à Château-Chinon. Se pose aussi le problème du financement des cultes : même les grandes mosquées sont déficitaires, et n’ont pas les moyens de financer de nouveaux lieux de culte.

M. André Comte-Sponville. – Mais peut-on interdire l’apport de fonds étrangers ?

M. Gérard Larcher. – C’est ce que viennent de faire les Autrichiens. Il est vrai que ces derniers ont une longue tradition de la religion musulmane, puisque la Bosnie-Herzégovine faisait partie de l’Empire austro-hongrois.
Peu après l’intervention des troupes françaises au Mali, je me suis rendu sur place avec Jean-Pierre Chevènement, avec qui je rédigeais un rapport sur le Sahel. Nous avons rencontré un dignitaire soufiste, homme éduqué et modéré : il déplorait de ne pouvoir construire que deux mosquées par an, quand le Qatar et l’Arabie saoudite en construisaient deux par mois…
Un acte d’autorité est nécessaire. La IIIe République avait bien interdit le financement extérieur des cultes, même si on a fait quelques exceptions à cette règle : la famille de mon épouse fait partie des familles protestantes ayant fui l’Alsace-Moselle après la conquête prussienne de 1871, et qui, repliés à Courbevoie, ont pu y construire un temple grâce à l’argent de la couronne suédoise… Chez les juifs ashkénazes, les financeurs étaient les grands banquiers ; chez les séfarades, les fidèles eux-mêmes.
J’ai reçu récemment le métropolite orthodoxe de France, qui relève du patriarcat de Constantinople. Il n’entretient aucun rapport, m’a-t-il dit, avec le Milli Görüs turc : pour évoquer des problèmes religieux, à Mulhouse par exemple, c’est à l’ambassade de Turquie qu’il s’adresse ! Un État souverain peut-il, au nom de la liberté, laisser prospérer n’importe quoi sur son territoire ?

M. André Comte-Sponville. – Évidemment non. Mais si l’on interdit les financements étrangers, il faut que la République prenne en charge, au moins en partie, la formation des imams.

M. Gérard Larcher. –La difficulté est que si l’on arrive à mobiliser les donateurs pour de grandes opérations de construction, il faut aussi financer le fonctionnement courant du culte, assurer la rémunération des imams pour ceux qui sont salariés …
Revenons au sujet de l’école. On voit aujourd’hui apparaître de très nombreuses écoles privées religieuses hors contrat, musulmanes, mais aussi catholiques, juives… En outre, moins d’un quart des enfants de familles d’origine juive, scolarisent désormais leurs enfants à l’école publique. Beaucoup se tournent vers des écoles juives ou catholiques hors contrat. N’est-ce pas là un indice inquiétant ?

M. André Comte-Sponville. – Cela confirme que l’école républicaine va mal. Je soupçonne que la motivation de ces familles, ce n’est pas de donner à leurs enfants une éducation religieuse, mais de les inscrire dans une école où règnent l’ordre et l’autorité. Je suis un libéral, qu’il existe des écoles privées hors contrat ne me choque pas. En revanche, il est normal que l’État veille à ce que l’enseignement obligatoire y soit dispensé et les droits des enfants garantis.
Tous ces problèmes sont liés à celui de l’immigration. Comme je l’écrivais il y a vingt ans dans L’Événement du jeudi, les Français ont le droit de ne plus vouloir d’une immigration massive. C’est un débat que l’on esquive trop souvent. On a tort de ne combattre le Front national qu’au nom de valeurs morales, car on laisse ainsi entendre que la morale s’oppose à notre intérêt, qui serait d’en finir avec l’immigration. Si le débat se pose en ces termes, c’est l’intérêt qui prévaudra…

M. Gérard Larcher. – Les autres forces politiques doivent donc s’emparer du sujet.

M. André Comte-Sponville. – Bien sûr. Cessons de parler de morale, parlons de politique. La politique de la France n’est pas au service de l’humanité ou de la vertu, mais au service des Français et de leurs intérêts. Il faut faire comprendre à nos compatriotes que leur intérêt n’est ni l’immigration zéro, ni l’immigration sans contrôle. C’est dans les mêmes termes qu’il faut combattre l’idée d’une sortie de l’Union européenne.

M. Gérard Larcher. – L’intérêt a donc sa légitimité, autant que les valeurs morales.

M. André Comte-Sponville. – En politique, il a même priorité sur elles. Quand Lionel Jospin était Premier ministre, j’imaginais les réactions qu’il susciterait en reprenant le slogan « Les Français d’abord ». Certes, il n’aurait pas été habile de reprendre les mots du Front national. Mais ce slogan, c’est le b-a-ba de toute politique française ! Le combat politique contre l’immigration massive, au nom de l’intérêt des Français, est parfaitement légitime – pour la conscience morale, au contraire, il n’y a pas de différence entre un Français et un immigré malien clandestin, la morale commandant même d’aider le plus démuni. S’il faut garantir aux immigrés le respect des droits de l’homme, le droit de vivre en France n’en fait pas partie ! Le peuple français, souverain, a le droit de décider qui vivra sur son sol.

M. Gérard Larcher. – C’est un débat que j’ai eu avec la Cimade, qui a raison sur le plan moral, mais tort sur le plan politique, car l’immigration incontrôlée ne correspond ni à l’intérêt de la France, ni à celui des pays d’origine.

M. André Comte-Sponville. – En effet. C’est le propre du politiquement correct que de confondre morale et politique…

M. Gérard Larcher. – Il est d’autant plus important que la politique soit laïque, les religions ayant, quant à elles, une vocation morale.

M. André Comte-Sponville. – Si vous le permettez, j’ajouterai qu’il convient de parler d’intégration plutôt que d’assimilation des immigrés. Alain Renaut plaide pour un « communautarisme bien tempéré » : je ne choisirais pas ces termes, mais il a raison sur le fond. On ne peut pas demander aux jeunes Algériens de rompre toute attache avec leur pays d’origine, de renoncer à leur religion, à leurs coutumes alimentaires… L’important est qu’ils respectent nos valeurs.

M. Gérard Larcher. – Pourtant, avant une naturalisation, on vérifie que le demandeur est « assimilé », qu’il connaît notre langue, notre histoire… N’est-ce pas légitime ?
Hôtel de la Présidence, jeudi 12 mars 2015, 10 heures

M. André Comte-Sponville. – Tout cela relève aussi de l’intégration. En revanche, en parlant d’assimilation, on laisse entendre qu’un immigré venu d’un pays arabe devrait cesser de parler arabe !

M. Gérard Larcher. – L’intégration des immigrés polonais ou flamands s’est faite plus facilement : ils étaient blancs, catholiques…

M. André Comte-Sponville. – Et leur pays d’origine n’avait pas été colonisé par la France.

M. Gérard Larcher. – En effet. La colonisation ne suscite pas partout les mêmes rancœurs : en Afrique noire, on a un rapport plus apaisé avec cette histoire.

M. André Comte-Sponville. – Même en Algérie, dans la situation actuelle, un ami me disait : « Les Français, revenez ! » Cela n’efface évidemment pas les horreurs de la colonisation. Quoi qu’il en soit, l’intégration des jeunes beurs sera plus difficile que celle d’autres immigrés, et elle prendra du temps.

M. Gérard Larcher. – Merci de cet échange très libre et passionnant.

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