Engagement républicain et sentiment d'appartenance à la Nation

Déplacement du Président du Sénat à l’Académie des sciences morales et politiques

17 mars, 2015 · Pas de commentaire · Non classé

Palais de l’Institut de France, lundi 16 mars 2015, 10 heures

M. Xavier Darcos, secrétaire perpétuel de l’Académie. – Ancien sénateur, je suis particulièrement heureux d’accueillir une délégation de la Haute Assemblée à l’Institut. Le Président du Sénat a sollicité l’avis de notre compagnie sur les moyens de renforcer la cohésion nationale autour des principes fondamentaux de la République. J’y vois une occasion d’échanger entre le Sénat de la République et ce sénat de la République des lettres qu’est l’Académie des sciences morales et politiques.
Lieu de sagesse et de raison au service de la connaissance et de l’intérêt général, l’Académie, lorsqu’elle le juge nécessaire, joue le rôle d’aiguillon dans le débat public, quitte à critiquer. Lorsqu’elle est sollicitée, elle se veut un conseiller libre et désintéressé des pouvoirs publics, en vertu de la mission reçue de ses fondateurs. La première fondation de l’Institut de France par la République en 1795 lui confère l’ambition humaniste et scientifique très large d’étudier l’homme en société. À Guizot, en 1832, elle doit son fort tempérament libéral ; liberté pour elle-même mais aussi pour les Français. Elle est dans la République, et pleinement indépendante. En période de crise, la tentation est grande de vouloir donner toujours plus de pouvoir à l’État ; l’Académie ne préconisera jamais de légiférer sur ce que doivent penser ou croire les citoyens.
Notre pays connaît des circonstances dramatiques depuis le début de cette année. Une chose est de légiférer à la hâte pour apaiser une opinion publique troublée, une autre est de réfléchir à distance des événements, en prenant de la hauteur. La crise que connaît la France, l’inquiétude de voir les conflits internationaux s’immiscer au cœur de notre société ne date pas d’aujourd’hui. De notre hauteur de vue dépend la justesse de notre diagnostic, et de la justesse de notre diagnostic dépend l’efficacité du remède. Évitons à la fois les lamentations et les incantations. Dans la seconde partie de la Démocratie en Amérique, Tocqueville, figure éminente de notre compagnie, écrivait : « Le monde politique change ; il faut désormais chercher de nouveaux remèdes à des maux nouveaux. Je ne crois pas les périls insurmontables. Ayons de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve. »
L’Académie vous présentera à plusieurs voix le texte commun qu’elle a adopté lundi dernier. Nous espérons un débat constructif et le plus ouvert possible.

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Je me suis permis de solliciter l’avis de l’Académie des sciences morales et politiques parce que l’une de ses ambitions est précisément de décrire scientifiquement la vie des hommes en société.
Les attentats survenus à Paris les 7, 8 et 9 janvier 2015 ont frappé notre pays au cœur. Ces actes barbares ont coûté la vie à dix-sept personnes : les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo ; les victimes de l’attaque de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, qui a rouvert ses portes aujourd’hui ; et les policiers sauvagement assassinés. Ils ont pris pour cible les droits qui fondent notre civilisation : la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de conscience ainsi que le droit à la sûreté et à la sécurité.
La gravité des événements fait consensus. Mais si Jacques Julliard évoque une « béance dans la cohésion nationale » et un autre observateur un « délitement du sentiment républicain », les mots manquent pour définir le sentiment d’horreur puis de malaise qu’ont suscités ces attentats et certaines des réactions qu’ils ont déclenchées.
Après leur survenue, le Président de la République m’a demandé de réfléchir au « renforcement de l’appartenance républicaine » et à formuler une série de propositions susceptibles de raffermir le lien civique avec la Nation. J’ai accepté de conduire cette mission dans le respect du principe de séparation des pouvoirs tout en inscrivant ma démarche dans le cadre de mes fonctions de Président du Sénat. Par tradition, la Haute Assemblée est, en effet, le lieu du débat et de la liberté d’expression.
Il n’est pas anodin que le chef de l’État ait sollicité directement le concours d’un président d’une assemblée parlementaire pour mener une telle tâche. Il est d’usage que le Gouvernement confie à un parlementaire une mission de réflexion, généralement sur un thème spécifique. La présente sollicitation est remarquable à deux titres. D’une part, le président d’une chambre, qui plus est d’une sensibilité politique différente de celle du Gouvernement, est, de par sa fonction, appelé à arbitrer et dépasser les clivages qui animent le débat démocratique au sein de son assemblée. Il lui appartient de défendre l’intérêt général au-delà des contingences politiques. Il est donc fondé à réfléchir sur l’ensemble des moyens susceptibles d’être mis en œuvre pour réaffirmer, promouvoir et protéger les valeurs qui cimentent notre Nation. D’autre part, le Sénat, avec ses spécificités institutionnelles, exprime également, en tant qu’assemblée parlementaire, la volonté générale, et forme légitimement le vœu national. C’est d’ailleurs l’essence même de notre régime représentatif bicaméral.
Or le désenchantement manifesté par une partie de nos concitoyens à l’égard de nos institutions démocratiques trouve précisément sa source dans l’effritement de la confiance accordée par les électeurs à leurs représentants. En ces temps de crise persistante de la représentation et de montée de l’antiparlementarisme, il est primordial de replacer au cœur de notre contrat républicain le renforcement de la confiance dans les institutions représentatives. Cette confiance ne pourra être reconquise que patiemment, après avoir été soumise à l’examen des faits et des résultats.
Comme l’observe Marcel Gauchet, « les citoyens savent bien la difficulté des problèmes, ils n’exigent pas des politiques qu’ils les règlent du jour au lendemain, mais qu’ils les nomment, ce qui est un acte positif, pacificateur. » Oui, l’usage d’une novlangue politiquement correcte a affaibli la force de nos valeurs et de nos principes ; elle a progressivement détourné le verbe, puis le regard de situations qui devraient pourtant appeler, conformément à notre tradition historique, des réponses fermes et résolues. Même les concepts les plus essentiels s’en sont trouvés affadis. « La République, invoquée avec sacralité », analyse avec justesse Shmuel Trigano, est devenue « une hypostase politiquement correcte de la Nation que l’on [n’ose] plus invoquer, ni évoquer et que l’on [a] de fait, abandonnée au Front national. » Pour moi, notre Nation reste une force, un point de référence au milieu de l’océan d’un environnement mondialisé. Beaucoup de Français en ont conscience, d’autres moins. La marche du 11 janvier, si elle a constitué un véritable sursaut, n’a malheureusement pas rassemblé l’ensemble de nos concitoyens.
Comment donc faire resurgir le désir de vivre ensemble ? D’après Ernest Renan, « une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment de sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé, elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. » Ma conviction est que la Nation française est un héritage à partager, qu’il nous appartient de faire vivre et de transmettre. C’est également la manière de devenir et d’être citoyen français qui doit être repensée.
Ce champ de réflexion est si vaste qu’il est facile de s’y perdre. Merci d’avoir accepté de nous apporter votre éclairage.

Mme Chantal Delsol, président de l’Académie. – Nous menons nos réflexions depuis un mois environ. Dans la position commune qu’a prise l’Académie lundi dernier, signée par l’ensemble de nos confrères, nous insistons sur la distinction à opérer entre appartenance à la République et appartenance à la communauté nationale, quand bien même les deux notions se croisent. La République française est une démocratie ; la communauté nationale, renouvelée en permanence par des personnes d’origines diverses, est le groupe constitué par la Nation, caractérisé par le fait et la volonté de vivre ensemble, par des biens communs, des buts communs, des intérêts communs et une histoire commune. Dans la crise actuelle, c’est moins l’appartenance républicaine qui est en cause que le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. La France n’est pas une Nation ethnique mais une Nation civique. Nul ne peut cependant s’enraciner dans une abstraction. La cohésion nationale ne saura donc se renforcer qu’autour de la Nation, la « terre charnelle » de Péguy, nourrie de paysages et de récits. La cohésion nationale ressort à un attachement, pas seulement à des connaissances. Le civisme n’est pas seulement conceptuel, il est affectif. Cela passe par la conscience de faire partie d’un groupe dont l’identité s’est constituée par une histoire. La première condition est donc d’assurer à tous ses membres une connaissance réelle de l’histoire, de la géographie et une bonne maîtrise de la langue française.

Les « valeurs » républicaines ont tout leur rôle, à condition que ces principes soient entendus dans leur existence réelle et exigeante : la liberté comme possibilité de choisir ce dont on est responsable, et non liberté de faire n’importe quoi, l’égalité comme égalité des chances honorant le mérite, la fraternité inspirée par la bienveillance et respect envers autrui.

D’où le rôle essentiel de l’enseignement. Il faut intégrer dans les programmes d’histoire de France et d’Europe un récit suivi, étudier les grands textes littéraires qui forment notre patrimoine commun, redonner tout son lustre à l’instruction civique et à l’acquisition par les jeunes d’une culture commune. Insistons sur ce qui nous unit dans l’espace et dans le temps. Les rites et symboles de la vie publique peuvent contribuer à affermir le sentiment d’appartenance nationale : hisser le drapeau, chanter la Marseillaise sont des signes forts de cette appartenance à la terre commune et ne doivent pas être considérés comme honteux.

Il faut restaurer l’autorité au sein de l’Éducation nationale, alors que des groupes d’élèves interdisent des pans entiers du programme. Tout cela suppose un environnement législatif et règlementaire clair, la sécurité des biens et des personnes sur l’ensemble du territoire. C’est une œuvre de longue haleine, elle devra être portée par une volonté forte et une persévérance inlassable.

J’ajoute enfin, à titre personnel, qu’il est illusoire et infantile de croire que l’on pourra « enseigner » la laïcité. C’est au contraire un long apprentissage qui s’inscrit dans les les mentalités; cela commence par le respect des religions et donc par le refus de panthéoniser les contempteurs professionnels de la religion. Dieu seul est laïc, comme le disent les protestants !

M. Yves Godemet, académicien. – Quelques mots sur la laïcité, valeur de la République, telle qu’elle est proclamée actuellement. Bien nommer les choses est le premier devoir des politiques et des intellectuels. La dernière livraison de l’excellente revue Commentaire fait état d’un sondage révélateur : 46 % des Français font de la laïcité la première des valeurs républicaines ; le suffrage universel qui remporte 36 % des voix, la liberté d’association seulement 8 %. La laïcité est définie par les sondés comme la possibilité laissée à chaque citoyen de pratiquer sa religion ; c’est l’exacte définition de la liberté religieuse. Si celle-ci figure dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, c’est comme concession faite aux autres religions par les catholiques ; il y est affirmé que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. »

Le terme de laïcité n’apparait que dans les débats de la loi de 1905 – mais ne figure pas dans la loi elle-même, que l’on présente comme la charte de la laïcité. Son article 1er consacre non pas la laïcité mais la liberté religieuse : liberté d’opinion absolue, liberté de manifester sa religion qui doit, elle, composer avec les autres religions et le respect de l’ordre public. Le principe de laïcité figure dans la Constitution depuis 1946 ; l’actuelle Constitution affirme que la République est laïque, assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de religion et respecte toutes les croyances. Le Conseil constitutionnel a vérifié que notre conception de la laïcité était bien compatible avec à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui proclame la liberté religieuse. La laïcité n’est pas l’ignorance des religions ; elle est la forme française de la liberté religieuse, à laquelle nous sommes constitutionnellement et conventionnellement tenus.

Quel est le contenu de ce principe constitutionnel ? Tel qu’il figure dans notre loi fondamentale, le principe est plutôt organique : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Il s’agit d’une modalité institutionnelle de mise en œuvre d’une liberté fondamentale.

Le Président de la République, lorsqu’il était candidat, avait pris l’engagement, peut-être un peu général, de constitutionnaliser la loi de 1905. Le Conseil constitutionnel a tempéré les choses dans sa décision du 21 février 2013 sur le statut des cultes en Alsace-Moselle, faisant le tri entre ce qui a vocation à être constitutionnalisé et ce qui est de nature législative – sachant que la loi a déjà subi une quinzaine de modifications depuis 1905. De la Constitution, écrit-il, « résulte la neutralité de l’État » ; « il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. » Pour autant, il reconnaît l’exception du droit local d’Alsace-Moselle.

De fait, l’interdiction de reconnaître un culte signifie non pas que l’État ignore les religions mais qu’il n’existe pas de religion d’État, qu’il est neutre. Et la neutralité de l’État implique un égal traitement, non de toutes les religions, mais des citoyens devant la loi sans distinction de religion. Il s’ensuit que l’État peut reconnaître le fait social qu’est l’exercice d’une religion – ou l’exercice d’une non-religion. La liberté de conscience, absolue, s’exerce sans restrictions aucune ; la liberté de manifester sa religion doit, elle, composer avec l’ordre public et les égards dus aux autres religions.

L’interdiction de subventionner un culte, inscrite à l’article 2 de la loi de 1905, n’est pas constitutionnalisée. D’ailleurs, des mécanismes de subvention existent, qui correspondent à la garantie du libre exercice des cultes. Il y a la satisfaction d’un intérêt général dans lequel peut s’inscrire la volonté de favoriser l’exercice d’un culte.

J’ai parlé en juriste en me souvenant des mots de Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde. »

M. Jean-David Levitte, académicien. – L’Académie a insisté, à raison, sur l’enseignement de l’histoire pour créer ce sentiment d’appartenance à la communauté nationale. On ne peut ignorer la dimension liée à la construction de l’Union européenne. Or une distance s’est progressivement créée entre les citoyens et le projet européen, source de malaise. Qu’y faire ? L’expérience du manuel d’histoire franco-allemand ne peut être étendue aux 28 États membres, d’autant que notre histoire est surtout faite de conflits et de batailles. En revanche, ne pourrait-on pas ajouter deux ou trois chapitres, rédigés en commun, aux manuels des 28 États membres pour souligner, au-delà de nos histoires nationales, notre appartenance à l’Europe, à cette Europe qui nous a dotés d’un héritage, l’héritage judéo-chrétien, de la Renaissance et de des Lumières, et de valeurs, de principes – les droits de l’homme, la démocratie – qui font que nous sommes des Européens et non des Indiens ou des Chinois.

M. Jean-Robert Pitte, académicien. – Nous sommes tous extrêmement fiers du droit du sol, fondement de la Nation française, hérité de Rome et du christianisme. Était Romain qui voulait l’être pourvu qu’il accepte la vie en commun dans la cité. Saint-Paul écrivait aux Galates : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec (…) car vous êtes tous un en Jésus-Christ. » Ce fondement de la Nation, nous le partageons avec l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et, dans une moindre mesure, avec la Chine.

Le droit du sol implique des devoirs, or on n’en parle guère. Lorsqu’on vient dans un pays comme la France, on en fait sa terre d’élection, on la désire, on cherche à la connaître, à l’aimer, elle et les habitants qui y sont déjà présente. On jouit des mêmes droits – je vous renvoie à la parabole des ouvriers de la onzième heure – mais on doit aussi apporter sa pierre à l’édifice, donner le meilleur de soi-même. C’est à ce titre que l’on peut faire souche. Raison pour laquelle l’idée de Français de vieille souche n’a pas de sens.

Or tous les immigrants n’ont pas eu la même perception de ces devoirs. Les Asiatiques en sont très pénétrés, tout en cherchant peu à se mélanger. Approfondissons cette réflexion au sein de l’école, même si cela ne sera pas simple à expliquer dans un collège de banlieue.

« Les hommes sont comme les pommes. Quand on les entasse, ils pourrissent », disait Mirabeau. Depuis la Révolution industrielle, nous avons apporté au problème du logement une réponse quantitative et non qualitative. Nous avons vidé les campagnes, quand l’Allemagne ou le Benelux maintenaient, eux, la population dans un tissu rural. Nous n’en finissons pas de payer cher cette négligence dans laquelle nous avons tenu le milieu rural – le Sénat le sait. La Datar, organisme moribond, a pensé l’aménagement du territoire autour des villes, de l’industrie, des grands moyens de communication. Jamais elle n’a eu de politique d’aménagement rural. Résultat, des centres-villes magnifiques, favorisés, aux prix dissuasifs, à côté desquels on a laissé se créer des banlieues dans lesquelles il n’est pas agréable de vivre. La loi Siegfried de 1894 disposait pourtant que le peuple doit être bien logé, car c’est le meilleur remède contre la haine sociale. La Loi Loucheur de 1928 favorisait l’accession sociale à la propriété des classes moyennes et populaires. Hélas, peu de ces splendides cités-jardins, très agréables à vivre et qui ont si bien vieilli, ont été bâties. Elles sont restées des exceptions, alors qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne, on réfléchissait à un habitat social de qualité. Le Corbusier a été l’inspirateur, par la Charte d’Athènes de 1933, de la politique des grands ensembles de l’après-guerre. Les 177 zones à urbaniser en priorité, ce sont aujourd’hui ces ghettos qui coûtent si cher et où fermentent les idées antinationales et la mauvaise intégration.

La France n’a pas une tradition d’intégration mais d’assimilation, soit. Mais peut-on assimiler dans ces grands ensembles où l’on ne compte que 10 à 15 % de Français de souche, pour reprendre une expression que j’ai critiquée tout à l’heure, le reste étant constitué d’étrangers aux origines diverses qui n’ont pas plus envie de s’intégrer que de s’assimiler ? Plus facile à dire depuis cette enceinte qu’à faire, mais je suis convaincu que ces grands ensembles ne peuvent pas être sauvés, qu’il faut les détruire et bâtir un habitat où puisse s’épanouir une vie familiale et sociale équilibrée, entre Français de toutes origines. Naturellement, cela suppose de retrouver pas une vie économique saine et le plein emploi.

M. François d’Orcival, académicien. – Notre position commune énonce, non des idées générales, mais des propositions pratiques, concrètes, qui vont de l’enseignement de l’histoire et de la géographie, de la langue française, de l’instruction civique – qui suppose l’autorité du maître – aux rites et cérémonials de la République. Pourquoi pavoisons-nous si peu ? Le drapeau, la Marseillaise, font partie de ces symboles ; c’est une évidence, ils sont d’ailleurs inscrits à l’article 2 de notre Constitution. J’y vois une sanction en creux de ce qui n’a pas été fait ou seulement tenté, faute de persévérance et de ténacité des pouvoirs publics. Combien de ministres de l’Éducation nationale ont-ils été ridiculisés depuis 30 ans pour avoir appelé à respecter ces cérémonials ? Quand cessera-t-on d’accueillir ces propositions naturelles avec dérision et ironie dans le débat public ?

Mme Marianne Bastid-Bruguière, académicienne. – Appartenant à une famille de très longue tradition républicaine, j’ai été sensible à la question que le Sénat a posée à notre compagnie. Quelques observations sur la pédagogie de la conscience nationale.

La culture morale doit reposer sur des maximes, dit Kant, car les maximes forment la manière de penser. Il est utile de d’élaborer un texte de référence, simple et clair et donnera des repères. On peut se référer facilement à des exemples anciens. Le problème, c’est l’application. Or ce ne sont pas seulement les jeunes qui ignorent ce qu’est la Nation, les professeurs aussi sont dans le désarroi. N’édictons pas de mesures prescriptives à l’échelle du pays. Chaque établissement, chaque classe, chaque groupe d’élèves est différent. De Nice à Lille, on ne peut transposer les mêmes formules. À chaque établissement d’élaborer, au cours d’échanges réguliers, sa pédagogie sur les principes. En appeler aux initiatives locales et aux bonnes volontés sera beaucoup plus efficace que de formuler une charte ; c’est l’expérience que je tire de mes observations dans d’autres pays. Créons un centre de ressources pour les enseignants, où ils puissent tirer inspiration de ce qui est pratiqué ailleurs, à droite comme à gauche, puiser des matériaux et qu’ils pourront eux-mêmes alimenter.

La révolution de 1789 associait citoyenneté et propriété. Pour les révolutionnaires, le vrai citoyen était le propriétaire. Si l’on ne peut pas faire de chacun un propriétaire, nous pouvons en revanche attacher les jeunes à un espace dont ils se sentent propriétaires. En Chine, au Japon, en Corée, les enfants commencent leur journée d’école en faisant le ménage dans leur classe. Il ne s’agit pas de mettre une serpillère dans la main des bambins, mais de leur demander d’essuyer les tables à tour de rôle, de s’occuper du jardin, de la cour de récréation, voire de participer à l’aménagement d’espaces dans leurs quartiers. À Saint-Denis, il est question de restaurer la flèche de la basilique et d’y associer les jeunes. Cela me semble une excellente idée.

M. Georges-Henri Soutou, académicien. – La clarté est plus nécessaire que jamais, évitons de nous payer de mots et d’illusions. Les valeurs républicaines, que nous avons tendance à penser comme universelles, sont françaises, issues de notre histoire. N’en faisons pas un gris-gris ou un moulin à prières, elles ne peuvent pas être adoptées spontanément par les nouveaux venus. Notre histoire le démontre, tout est question de rythme et de mesure. Si des populations d’origine trop diverses nous arrivent en masse trop nombreuses, et nous connaissons déjà le problème, un problème se pose. Ce programme n’a de signification que si l’on est décidé à garder le contrôle du territoire, des frontières, des flux de population.

On parle beaucoup d’organiser l’Islam. Méfions-nous de notre propension cartésienne à la symétrie, ne répétons pas l’erreur que nous avons commise en Algérie au XIXe siècle quand nous avons cherché à constituer un clergé musulman et une justice musulmane qui n’existaient pas auparavant. Évaluons les demandes, les musulmans de France ne demandent pas forcément que l’on organise leur culte ; ils souhaitent simplement vivre en paix dans l’espace public sans subir de discrimination. Ne créons pas de réalités qui n’existent pas, sinon dans notre esprit, et surtout lorsqu’elles ne sont pas réclamées ; procédons avec prudence en évitant l’écueil d’une organisation reconnue par l’État. D’après mes nombreux contacts, y compris familiaux, je sais la population musulmane soumise à de fortes pressions de part de groupes salafisto-islamistes. L’ordre républicain doit être fermement maintenu pour éviter ces pratiques qui s’apparentent au chantage.

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Merci pour vos contributions qui nourriront ma réflexion. Madame le président, votre compagnie considère l’appartenance à la communauté nationale plus importante que l’appartenance à la République. Soit, mais qu’est-ce que le principe de Nation ? J’aurais bien besoin de vos lumières…

Dans votre position commune, vous soulignez que « l’identité d’un groupe est constitué par une histoire, un espace, une culture dont la langue est le support. » Lorsque je faisais mes études, et j’en ai souvenir en tant qu’ président d’un syndicat étudiant, l’idée du multicultarisme qui efface la langue était déjà en vogue. Qu’en pensez-vous ?

L’instruction publique et l’instruction civique jouent effectivement un rôle de premier ordre. Je remarque toutefois que de nombreux Français quittent l’école publique. C’est particulièrement vrai de nos compatriotes juifs : en trente ans, la proportion d’enfants juifs à l’école publique est tombée de 70 à un tiers Les enfants ont rejoint les écoles confessionnelles juives et les écoles catholiques sous contrat où ils côtoient d’ailleurs des enfants musulmans. Maire aménageur, je sais que ces établissements catholiques ont des projets accueillants et respectueux quand, d’après ce que m’a confié un enseignant agrégé aux Minguettes, il est devenu impossible dans les collèges de quartier d’enseigner la biologie, sans parler de la Shoah ou de l’époque coloniale, de pratiquer le sport collectif mixte. Silence « abdicateur » de la République !

La question de l’organisation de l’Islam est posée. Depuis l’édit de tolérance de Versailles et jusqu’en 1905, la France a eu un cheminement très particulier. Reste que, jusqu’en 1921, la nomination des évêques était soumise au ministre de l’intérieur. Après 1921, certains ont été récusés pour non compatibilité avec les valeurs de la République.

Je suis sensible à la question de la géographie pour avoir été rapporteur en 1995 de la loi sur l’aménagement du territoire, sous la houlette de Jean François-Poncet et face au ministre Charles Pasqua. Les gouvernements successifs ont abandonné toute politique d’aménagement du territoire, à l’exception de la politique urbaine – domaine que je connais pour avoir été, en 2004, ministre délégué auprès de Jean-Louis Borloo, alors ministre de la cohésion sociale, en charge de l’ANRU.

Dans les quartiers, la rotation des habitants est telle qu’il n’y a pas le temps pour l’assimilation ; les classes moyennes les fuient au plus vite, et ne jouent pas un rôle d’intégrateur. Sarcelles se vide au bénéfice de Saint-Mandé, M. le Grand Rabbin le sait. Ces réalités, ces glissements sont insupportables.

Peut-on continuer avec de tels flux migratoires, qui sont largement conséquence du discours d’Orléans du président Giscard d’Estaing sur le regroupement familial ? Peut-on continuer à intégrer, à assimiler ?

Peut-on avoir un langage vrai sur l’école ? Les réformes annoncées sur le collège ne semblent pas de nature à bouleverser l’économie générale…

Enfin, la question religieuse n’est pas dépassée. Les religions sont constituantes de la Nation – comme l’est l’absence de religion. Elles peuvent être facteur de richesse, de cohésion, de respect. Quelle peut être l’attitude d’un État neutre, qui ne soit pas le simple laisser-faire ? La République s’est souvent indignée du financement des religions par des pays étrangers – y compris du culte protestant à la fin du XIXe siècle par les pays d’Europe du Nord. Comment résoudre cette question, en conciliant neutralité et exigence ?

Mme Chantal Delsol, président de l’Académie. – Nous n’avons pas dit que l’appartenance à la communauté nationale était plus importante que l’appartenance au régime républicain : ce sont deux jambes, l’une est aussi importante que l’autre. Mais celle qui est mise en question actuellement, c’est bien l’appartenance à la communauté nationale.

M. Yves Gaudemet, académicien. – La neutralité de l’État vis-à-vis du fait religieux est un principe constitutionnel. Il est important de le distinguer de l’égalité de traitement des cultes. Il n’y a aucune obligation pour l’État de traiter tous les cultes sur un pied d’égalité – cela ne s’est jamais fait – mais il ne peut y avoir de religion d’État. La loi de 1905, telle que modifiée en 1908, fait d’ailleurs un avantage considérable au culte catholique.

La commission Machelon, dont je faisais partie, avait proposé que les associations musulmanes puissent bénéficier de baux emphytéotiques afin de construire des mosquées, plutôt que de dépendre de financements clandestins. Il y a une obligation positive d’intervenir : nous en avons les outils, que ce soit Outre-mer ou en Alsace-Moselle. Je m’étonne que nos concitoyens méconnaissent à ce point l’importance de la liberté d’association, qui est le support de toutes les libertés, et notamment de la liberté religieuse. C’est à travers les associations cultuelles que les religions peuvent obtenir des financements, de façon transparente. C’est une façon pour l’État d’intervenir, dans le respect du principe de neutralité, qui n’est ni abstention ni obligation de traitement égalitaire de toutes les religions.

Mme Fabienne Keller, sénatrice. – Merci de votre accueil, je suis très impressionnée de m’exprimer devant un tel aréopage.

M. Levitte a évoqué le rôle de l’enseignement de l’histoire pour donner sens à l’appartenance à l’Union européenne. Que pensez-vous de l’idée de travailler sur l’histoire commune entre la France et ses anciennes zones d’influence au Maghreb et en Afrique noire ? Je peux témoigner de la ségrégation spatiale dans nos villes. Les jeunes qui vivent dans ces quartiers idéalisent, à distance, le pays d’origine de leurs parents ou grands-parents. Ne faudrait-il pas aborder davantage le sujet de la colonisation, des combats communs que furent les deux guerres mondiales ? Je rappelle souvent que la Grande Mosquée de Paris fut construite en remerciement pour les Musulmans tombés dans les tranchées. Ne faudrait-il pas donner aux jeunes des repères communs ?

Le Concordat, que je vis à Strasbourg, peut être une source de réflexion apaisée, dans une relation plus institutionnalisée avec les religions. Cela permettrait d’aller au contact de cette nouvelle religion musulmane, présente en France depuis à peine un siècle et traversée par des mouvements divers, de l’accompagner un peu en subventionnant les lieux de cultes.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice. – Sénatrice des Français de l’étranger, je suis frappée par la désaffection pour la France, par l’absence de sentiment d’appartenance. Pourtant, dès que l’on franchit les frontières, la France est respectée par la grande majorité des peuples, ses valeurs sont connues. Combien de gens savent que le Honduras remercie la France dans son hymne national ? En Grande-Bretagne, où j’ai vécu une dizaine d’années, on lit souvent des articles à la gloire de la colonisation britannique. En France, le sujet est tabou : on a de la colonisation une opinion très négative, on occulte ce qui a été fait. Il faudrait parler de manière plus positive de la présence française dans le monde !

Enfin, que pensez-vous de la notion de racines chrétiennes de l’Europe, qui a été refusée au niveau européen ?

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Et par le gouvernement français !

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice. – M. Pitte citait Saint Paul… Ne faudrait-il pas rappeler ces racines spirituelles et humanistes ?

M. Louis Duvernois, sénateur. – À mon tour de remercier l’Académie, nous sommes sensibles à votre accueil. J’ai écouté avec beaucoup d’attention ce que vous avez dit et que vous avez bien dit. Nous le savons, pour le vivre au quotidien comme parlementaires. Je veux insister sur l’importance de la langue française. Pour paraphraser Camus, bien nommer les choses, c’est faciliter la compréhension du monde. Or nous ne le percevons pas tous de la même manière. Peut-on avoir un langage vrai sur l’école ? En l’état actuel des choses, non, pour les raisons que chacun sait. En ce premier jour de la semaine de la langue française et de la francophonie, n’est-il pas paradoxal que la géopolitique de la francophonie ne soit pas davantage enseignée et comprise ? M. le secrétaire perpétuel en connait l’importance, lui qui a présidé l’Institut français. Peut-on avoir un langage vrai sur l’école quand il y a effacement de la langue ? Cela mérite des réponses concrètes et éclairées.

M. Georges-Henri Soutou, académicien. – Le régime d’Alsace-Moselle est une magnifique démonstration que l’on peut trouver, sans franchir nos frontières, des façons différentes d’aborder bien des problèmes.

J’étais très réservé sur l’inscription de la notion de racines chrétiennes de l’Europe dans le projet constitutionnel. L’historien sait que le terme d’Europe n’est apparu qu’au moment des guerres de religion, quand la vieille notion de chrétienté n’était plus très opérationnelle… Certains vous diront que l’Europe s’est constituée sur la séparation entre État et religion. Enfin, le premier adversaire de cette notion, c’est l’église catholique elle-même, qui est universelle, et n’accepte pas de se laisser instrumentaliser.

Il est essentiel que les classes moyennes issues de l’immigration se développent, croissent et se multiplient. Là est le véritable transformateur pour dépasser nombre de nos problèmes actuels.

Concernant l’enseignement, ma marotte est l’apprentissage, progressivement abandonné en France alors qu’il se développe en Allemagne, en Suisse ou encore en Grande-Bretagne sous une forme différente et davantage qu’on ne le croit. L’apprentissage n’est pas mettre des jeunes gens derrière un rabot à quatorze ans : c’est une formation professionnelle poussée, qui est aussi théorique. Mais pour le relancer, il faudra passer sur le corps de l’Éducation nationale… J’y suis prêt pour ma part ! Encore faut-il que vous me le demandiez.

M. Jean-Robert Pitte, académicien. – L’Éducation nationale, la société de manière générale, ne sont pas assez exigeantes sur l’apprentissage de la langue, notamment auprès des nouveaux arrivants. Ne pas enseigner l’imparfait du subjonctif à un jeune originaire du Mali ou de Chine, c’est l’empêcher d’arriver à tenir sa place dans la société et de profiter de nos principes méritocratiques. J’ai souvent fait lire à mes étudiants Le Gône du Chaâba d’Azouz Begag, qui raconte, dans une très belle langue, son parcours, d’un bidonville de Lyon à un doctorat de sociologie ; il en remercie son institutrice, très exigeante sur la langue et l’orthographe. Appliquons donc les principes de la IIIe République, qui a su apprendre l’imparfait du subjonctif à des petits Bretons, des petits Corses ou des petits Basques qui n’entendaient jamais parler français chez eux !

Quant au regroupement familial, c’est une faiblesse de le considérer comme un droit absolu, immédiat, imprescriptible pour tout immigrant. Au vu des excès et des conséquences d’une telle approche, mieux vaudrait qu’il se mérite.

Nier nos racines chrétiennes est une absurdité. Il faut envisager toute notre histoire. Avec des inspecteurs généraux comme Dominique Borne, Xavier Darcos a œuvré à l’époque pour l’enseignement du fait religieux à l’école. Apprendre à des petits Sénégalais à dire « nos ancêtres les Gaulois » n’était pas absurde, mais au contraire très intelligent. Ce sont bien des ancêtres, des ancêtres culturels et non génétiques.

M. Jean-Claude Casanova, académicien. – Peut-on parler de supériorité de l’enseignement privé sur l’enseignement public ? Mise à part la dimension confessionnelle, la différence entre les deux systèmes réside surtout dans l’autorité du chef d’établissement et la place accordée aux parents. Deux idées que refuse le corps enseignant dans le public. Il faudrait renforcer l’autorité du chef d’établissement sur le corps enseignant, à l’instar de ce qui se fait en Allemagne ou en Grande-Bretagne. S’il est légitime de limiter la place des parents – il n’y a pas plus étranger à l’enseignement que l’État et les parents, dit Kant – une présence accrue d’élus locaux dans les conseils d’établissements serait la garantie d’une plus grande cohésion sociale : représentant le point de vue des parents mais sans le lien passionnel qui les lie à l’enfant, ils feraient évoluer l’enseignement public vers une plus grande fermeté.

La question de l’immigration est complexe ; elle exige, pour être résolue, une combinaison harmonieuse de fermeté et de liberté. Aristote identifie pour cause de la discorde civile la trop grande hétérogénéité des richesses et la trop grande hétérogénéité des peuples. C’est pourquoi il condamne la colonisation. L’immigration par contiguïté de la fin du XIXe siècle n’a pas posé de problème : un Ligure est très proche d’un Niçois, un Catalan espagnol d’un Catalan français. En revanche, l’immigration des années 1960-1970 a non seulement été un contre-sens économique – immigration non qualifiée quand la France avait besoin de main d’œuvre qualifiée – mais encore, étant donné la grande hétérogénéité de la population, a rendu plus difficile l’intégration.

Une politique d’immigration doit être acceptée par la population. Or ces trente dernières années, les choses se sont faites de manière ambiguë, au gré des légalisations de clandestins, sans jamais de profonde adhésion ni du Parlement ni du peuple français. La population a le sentiment de se voir imposer quelque chose, les immigrés celui d’une conquête, d’un gain. Aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, l’immigration est voulue par le pays, et acquise par ceux qui viennent. Ces derniers gardent leurs mœurs, mais sont fiers de l’appartenance qui leur est imposée. C’est un échange perpétuel : nous vous donnons notre nationalité, vous nous donnez votre adhésion.

En usant de trop d’autorité, on risque de créer des troubles civils ; en accordant trop de liberté, on alimente au sein de cette population le sentiment d’être étrangers, voire d’hostilité à nos vues. Il revient au Parlement de définir un chantier clair de l’immigration en France, de ses conséquences et de ses besoins.

M. Xavier Darcos, secrétaire perpétuel de l’Académie. – Le sentiment d’appartenance au pays d’origine est aujourd’hui plus fort que le désir d’appartenance à la Nation. En 2008, j’avais introduit la réforme visant à assouplir la carte scolaire. A notre grande surprise, des établissements repoussoirs se voyaient non pas fuis, mais au contraire demandés : les populations en profitaient pour se reclasser par origine, tel établissement se retrouvant entièrement voué à l’accueil des élèves d’origine subsaharienne, tel autre, aux élèves d’origine maghrébine. La liberté d’être intégré dans l’école nationale était utilisée pour s’en éloigner plus encore !

L’enseignement privé est parfois une échappatoire. Un tiers des collégiens quittera au moins un an le système public pour des raisons liées à son origine : celui qui se fait traiter de « petit Français », ou celle qu’un grand frère empêche d’étudier… La fuite vers le privé est liée à la pression exercée au sein des établissements publics. La question n’est pas seulement scolaire, elle a un caractère sociologique extrêmement fort.

M. Jean-David Levitte, académicien. – Je regrette que nous n’ayons pas réussi à imposer, dans le projet de convention puis de constitution européenne, l’idée des chapitres communs aux manuels d’histoire autour des valeurs partagées. Valéry Giscard d’Estaing y tenait. Ce serait en tout état de cause un exercice intéressant que de demander à des historiens de 28 pays de bâtir ensemble deux ou trois chapitres communs.

Faut-il ouvrir le chapitre de la période coloniale ? Oui pour ce qui est de l’Afrique subsaharienne, du Maroc ou de la Tunisie ; pour l’Algérie, il faudra attendre encore quelques années : la génération autour du président Bouteflika en est encore à condamner les crimes de la colonisation et exiger repentance.

Je rejoins M. Duvernois sur l’importance de la géopolitique de la francophonie. L’immigration d’outre-Méditerranée à cela en commun avec nous, c’est un atout à valoriser.

J’ai vécu pendant onze ans aux États-Unis. Au début de toute réunion publique, chacun salue le drapeau américain, porté par un soldat en uniforme, et entonne l’hymne national, la main sur le cœur. Suit une invocation divine. Il y a une vraie fierté à être Américain. On aimerait que la fierté d’être Français se renforce…

Mme Chantal Delsol, président de l’Académie. – Encore faut-il cesser de ridiculiser ces symboles, comme on le fait depuis trente ans….

M. Bernard Bourgeois, académicien. – Trois grandes questions, un mot sur chacune. Il n’y a de vie et de vitalité que là où il y a une différence, qui peut même devenir une contradiction ; la vie, c’est l’effort pour la maîtriser. Or la solution la plus facile, c’est l’unilatéralité. On se fixe à l’un des opposés, on fait prévaloir l’idéologie. Mais le réel n’est jamais unilatéral et idéologique, c’est pourquoi tous les dogmatismes, toutes les idéologies ont échoué.

Nation, cela renvoie à tradition, donc au passé. République, cela renvoie à révolution, donc à l’avenir. Après Péguy, Renan, Tocqueville, on pourrait aussi citer Taine : si la Révolution est devenue partie intégrante de la tradition, la tradition a toujours été partie intégrante de la révolution. Un régime qui se révolutionne le fait selon sa propre physionomie. La Nation française s’est continuée à travers même ses plus grands changements. L’avenir ne peut être s’il ne s’ancre pas sur le passé ; le passé ne peut subsister sans s’arrimer sur l’avenir.

Il y a deux impératifs, national et républicain. Le front national n’est pas nécessaire, le front républicain n’est pas suffisant. Il faut être pragmatique face à ces deux exigences, mais il faut l’être fermement.

J’ai expérimenté, peu après la libération, le passage d’un enseignement républicain traditionnel à l’enseignement nouveau, aux « nouvelles classes » des années 1960. Ce fut le triomphe de l’idéologisme. L’école de la République était pragmatique, les maîtres jouissaient d’une grande liberté dans leur manière d’enseigner – c’est ainsi que certaines traditions de l’école jésuite se sont maintenues dans l’école de la République. On a voulu changer toute chose, cru que démocratiser l’école supposait de baisser ses exigences, comme si les enfants du peuple n’étaient pas capables de s’élever tous parmi les élites. On a opposé la liberté à l’autorité, le contrat à la loi, l’esprit à l’âme. L’école française paye très cher cet idéologisme. Nous ne sommes sans doute pas encore allés assez bas pour qu’un vrai sursaut soit possible.

Kant, ce chantre de l’universalisme, écrit : si tout homme doit pouvoir bénéficier d’un droit de visite, d’offrir sa compagnie à un autre groupe national, ce droit n’est jamais un droit d’installation. C’est, de sa part, condamner le colonialisme. Imaginez que vos invités, que vous avez reçus au mieux, déclarent vouloir s’installer chez vous : vous n’êtes pas tenu de les accepter à demeure ! Ils ont le droit de venir proposer leur énergie nouvelle, dont nous avons besoin ; vous êtes en droit de leur imposer le devoir de se plier le plus possible à la communauté dans laquelle ils veulent vivre, sans contraindre celle-ci à abandonner ses principes. « Du passé faire table rase » n’est pas un bon slogan, on sait ce que cela a donné !
Ne nous faisons pas d’illusion : la démocratie républicaine n’est pas compatible avec n’importe quelle culture. Elle suppose une exigence d’élévation et de valorisation de soi. Toutes les cultures ne se valent pas. Une culture ne vaut que dans la mesure où elle favorise en elle l’épanouissement de la liberté, valeur suprême, sans concurrence aucun, ni même de la part de l’égalité ou de la fraternité. Toute culture ne vaut que dans la mesure où elle autorise à se libérer d’elle-même pour reprendre une idée hégélienne.

La démocratie républicaine n’est pas tenue d’accueillir n’importe qui !

M. Yves Gaudemet, académicien. – Un Concordat ? Cela me semble aventureux… Restons-en à l’échange de lettre de 1921-1923 avec le Saint Siège. L’accord sur la reconnaissance mutuelle des diplômes, que je jugeais aventureux, a d’ailleurs été considéré comme inconstitutionnel par le Conseil d’Etat.

Lorsque je présidais le jury de l’ENA, j’avais proposé un corrigé d’un sujet portant sur les empires. On m’avait expliqué qu’il était exclu, compte tenu de la préparation des candidats, de leur demander de parler des empires coloniaux : le sujet, c’était l’impérialisme américain…

L’instruction civique doit être fondue à l’enseignement de l’histoire. Nous avons dans ce domaine un manque considérable, qui contribue à l’absence de sens civique.

M. Gabriel de Broglie, chancelier de l’Académie. – La langue française est au cœur du problème. Vivre ensemble, certes, mais au départ, ne faut-il pas se parler ? La question dépasse celle de l’école ; c’est aussi celle de l’emploi de la langue française dans la société. La France dispose en la matière d’une législation de grand luxe – mais qui n’est pas appliquée. Nous avons mené des démarches publiques, officielles, bataillé pour tenter d’arrêter un amendement à la loi Fioraso qui aurait ouvert une brèche dans l’emploi de la langue française dans les établissements d’enseignement supérieur. Heureusement, le Sénat a rétabli les choses : l’emploi d’une autre langue doit rester l’exception.

La ratification de la charte des langues régionales, véritable serpent de mer, aurait des conséquences sur l’emploi du français. Il ne s’agit pas que de langues régionales ; elles sont apparentées à des langues étrangères. Et nous devrions leur ouvrir soit l’école, soit la justice, soit l’administration.

Quel est le degré de détérioration de l’emploi du français dans la société française ? Il n’y a pas de typologie des lacunes, des manquements, des zones de non langue comme il existe des zones de non droit. Manque un observatoire de l’emploi de la langue française. Les universités de province – plus que le CNRS – me semblent bien outillées pour aborder ces questions.

M. Jean-Claude Trichet, académicien. – Je suis ému : vous nous obligez à un débat d’une importance considérable. Je rejoins M. Levitte sur la nécessité d’enseigner les valeurs partagées au sein de l’Europe. Valeurs « républicaines » ? La moitié de nos partenaires sont des monarchies, nous partageons les mêmes valeurs ; ils ne les qualifient pas, et c’est heureux, de « monarchiques ». Parlons plutôt de valeurs « démocratiques ».

L’enseignement et la communication sont bouleversés par les nouvelles technologies et l’Internet : on a désormais accès depuis son ordinateur aux universités d’excellence. Nous devons y être plus présents, avec nos valeurs et notre langue.

Le passé est le passé : aujourd’hui, le problème majeur est celui du chômage de masse des jeunes. Il est possible de le résoudre : l’Allemagne a su le faire, elle qui connaissait la même difficulté lors de l’accession à l’euro.

M. Haïm Korsia, académicien. – Merci, madame le président, d’avoir évoqué, au terme de votre présentation, la laïcité, notion qui ne figure pas dans notre texte commun. Les jeunes Juifs de France sont pour un tiers dans des écoles publiques, un tiers dans des écoles juives, un tiers dans des écoles catholiques. On ne compte plus aucun élève juif dans les écoles publiques de la Seine-Saint-Denis : plus simple, en effet, de les orienter vers d’autres établissements… Vous avez parlé de silence « abdicateur ». Le silence est toujours complice, ou trompeur, chante Yves Simon. Marc Bloch a dénoncé une forme de démission des élites, de ces élites décrites par Bourdieu. Les récents propos d’un ancien ministre des affaires étrangères ont dévoilé quelque-chose de malsain. Pour des jeunes qui n’ont jamais côtoyé une petite Sarah, joué au foot avec un petit David, le Juif est un fantasme : ceux qui ont l’argent, le pouvoir, qui sont solidaires. Fantasme qui aboutit à l’affaire Halimi…

On ne peut adhérer à une chose à laquelle on ne participe pas. S’il n’est pas question de rétablir le service militaire, peut-être pourrait-on mettre au point un service civique obligatoire et universel où seraient vécus les rites républicains. L’acte précéderait l’idée, un peu comme dans le judaïsme. On se lève, on se redresse, quelque chose se met en mouvement, puis on cherche à donner du sens.

Nous avons vis-à-vis d’Internet une posture trop défensive. Utilisons cet outil pour rapprocher les gens, diffuser des messages. L’idée même d’appartenance à la République doit être proactive. Il faut réorganiser un lieu où cette connaissance de l’autre soit possible. J’ai fait venir des prêtres, des pasteurs, des imams dans les écoles juives afin que les jeunes Juifs rencontrent des non Juifs, pour casser les préjugés.

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Merci d’avoir participé à notre réflexion. Je remettrai dans trois semaines au Président de la République les éléments d’une réflexion que j’entends être particulièrement libre. La réponse n’est pas dans des subventions, ou dans une nouvelle agence, me disait-on récemment, c’est une attitude globale. Les contributions citoyennes recueillies sur la page que j’ai ouverte sur le site du Sénat sont, pour certaines, brutes de décoffrage. Je suis heureux de cette rencontre particulièrement enrichissante, j’ai éprouvé une grande liberté à dialogue avec vous, une liberté à mille lieues des échanges que je peux parfois avoir, si convenus que je peux en écrire les conclusions d’avance !

(Applaudissements)

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