Engagement républicain et sentiment d'appartenance à la Nation

Marcel GAUCHET : “La démarche du Président Larcher me semble excellente et très novatrice !”

19 février, 2015 · Pas de commentaire · Non classé

Jeudi 19 février, le Président du Sénat s’est entretenu avec Marcel GAUCHET, Philosophe et historien, Directeur d’Études à l’École des hautes études en sciences sociales

Hôtel de la Présidence, jeudi 19 février 2015, 17 heures

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Monsieur Gauchet, chacun connaît vos travaux sur la démocratie. Après les évènements de janvier dernier, le président de la République nous a demandé de réfléchir à ce qui ne fonctionne pas dans notre pays, et à ce qui fait le sentiment d’appartenance à une nation, aux valeurs de la République. Un certain nombre de nos compatriotes ne se sont pas sentis concernés, n’ont pas participé au sursaut collectif, voire ont manifesté un sursaut en sens opposé. Loin de nous l’idée de les stigmatiser, mais nous nous interrogeons sur ce que nous pouvons faire. La politique de la ville, depuis les émeutes aux Minguettes, la rénovation urbaine, les ZEP, les ZFU, n’a manifestement pas suffi. Du reste, dans la société luthérienne danoise, où le taux de chômage, y compris dans les populations issues de l’immigration, est si faible, des évènements similaires se sont produits. Comment susciter l’appartenance à la République ? Comment faire entrer ces gens dans le creuset, le melting pot commun ?
L’échec de l’école est indéniable. Il y a vingt-cinq ans, 70% des jeunes de confession juive fréquentaient l’école publique, 30% seulement aujourd’hui. L’attitude religieuse aussi a changé. Je suis heureux de vous entendre sur ce sujet protéiforme !

M. Marcel Gauchet. – C’est effectivement un sujet à multiples dimensions, avec une question fondamentale : l’intégration des citoyens de culture musulmane dans les sociétés de l’espace européen. Car la situation est générale en Europe, à quelques nuances locales près. L’exercice est difficile, la formule même de notre compréhension du fonctionnement social est en jeu. Il faut la remettre en cause, pour chercher ensuite une réponse politique. Les problèmes auraient une origine purement socio-économique ? Selon le credo social-démocrate moyen, il n’est pas de problème qui ne soit soluble dans les subventions. Pourtant, ce problème-ci résiste, il ne se dissout pas… Nous ne pouvons ignorer l’existence d’un vrai problème de l’islam. Le phénomène identitaire ne concerne pas seulement les musulmans, il affecte tout le fonctionnement de la société et ce n’est pas une spécificité française. Le phénomène est lié au changement des nations, à la façon dont elles s’organisent dans l’espace européen. Nous voilà contraints d’admettre ce fait, qui nous est devenu incompréhensible : les religions demeurent une donnée vivante de constitution des sociétés. Nous avons été pris à revers par une religion d’importation, issue d’une autre histoire, une religion différente du judaïsme et du christianisme qui nous sont familiers.
L’Europe a cessé d’avoir un problème par rapport aux religions autochtones, qui sont désormais totalement intégrées dans l’espace démocratique et soumises à ses règles du jeu. Pourtant l’intégration ne s’est pas faite sans douleur. La séparation fut votée en 1905, et surtout appliquée, dans des conditions tumultueuses. Nous l’avons oublié, car cette affaire date de plus d’un siècle. Or un siècle plus tard, la confrontation se répète. Assumons-la avec l’intelligence de notre expérience, ne répétons pas les erreurs de la République anticléricale.

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Vous avez dit que les gouvernements, face à cette montée du radicalisme islamiste, avaient manqué de fermeté. Quelle issue voyez-vous ? Oui, en 1905, il y eut des aspects violents, une gravure dans mon bureau me le rappelle chaque jour. On fit donner l’armée, et pas seulement les gendarmes !
Comment modifier la loi de 1905 ? Ce texte a réglé les relations avec l’Église catholique – à la satisfaction des protestants, qui troquaient ainsi un édit de tolérance pour l’intégration dans la République…

M. Marcel Gauchet. – Oui ! La désofficialisation de la religion catholique a libéré les autres religions…

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – …et la religion catholique elle-même !

M. Marcel Gauchet. – Elle s’en est aperçue plus tard ! À l’époque, les autorités politiques pouvaient convoquer un nonce apostolique pour le gendarmer. Ce temps est révolu, et dans le cas de l’islam aujourd’hui, cela n’est pas possible… Revoir la loi de 1905, chargée d’une si forte valeur symbolique ? Cette éventualité a été envisagée dans le passé mais écartée, car manipuler un symbole déclenche des effets non maîtrisables. Ainsi, décider que l’Etat français ne salariera le personnel d’aucun culte sauf musulman serait ouvrir un casus belli inutile. Le but aujourd’hui n’est pas de séparer mais de rassembler.
La bonne démarche politique selon moi consisterait à porter toutes les données sur la place publique, et d’abord celle-ci, fondamentale : une religion d’immigration, qui n’a ni patrimoine cultuel, ni moyens pour former son personnel, est en situation d’inégalité cultuelle. Sans modifier la loi de 1905, il y a lieu d’assurer l’équité publique, et le faire publiquement. L’Etat n’a pas à se mêler des cultes, mais il est dans son rôle de garantir la libre pratique des religions. Les citoyens sont parfaitement capables de comprendre combien il est malsain de remettre les clés religieuses à des autorités étrangères – pas toujours animées d’intentions agréables. Je n’appelle pas à une gallicanisation de l’islam, mais au soutien à un islam de France.
Il faut de la fermeté sur certaines exigences. Nous sommes en droit d’espérer du personnel religieux, dans toutes les religions, un certain bagage culturel. Rabbins, pasteurs, prêtres catholiques ont souvent un niveau d’études et un niveau intellectuel remarquables. Certains imams en revanche sont très médiocres, ce qui est dommageable pour tout le monde. Ils sont des intermédiaires publics et la nation a un intérêt essentiel à s’y intéresser. Déjà l’Etat, sans se mêler de religion, fournit les moyens d’études universitaires savantes sur les religions : elles sont un fonds où puisent les responsables religieux. L’heure est venue de briser les tabous. Disons-le, l’islam se situe à un stade pré-critique de son développement, contrairement au judaïsme et au christianisme marqués par des siècles d’accumulation de savoir critique. Savez-vous qu’un Français va peut-être bientôt publier la première édition critique du Coran ? La France pourrait occuper une place singulière, par la production d’une connaissance savante de l’islam.
Les édifices cultuels seraient aisément confiés à des organisations qui pourraient être des fondations, fermement contrôlées, afin que les considérations de politique étrangère n’interfèrent avec la politique interne. Je le répète, mieux vaut poser le problème ouvertement que le traiter clandestinement dans des arrangements locaux.
La fermeté est nécessaire pour définir ce qui n’est pas négociable dans notre acquis culturel et politique. Un exemple, sur le terrain scolaire : l’indépendance de la connaissance n’est pas négociable, des vérités révélées quelles qu’elles soient ne sauraient être mises sur le même plan que des connaissances acquises par une démarche scientifique. Impossible de transiger. L’école est en première ligne…

M. Gérard Larcher. – …peut-être parce qu’elle a beaucoup transigé.

M. Marcel Gauchet. – Elle a pratiqué l’évitement.

M. Gérard Larcher. – Elle n’a pas traité les sujets biologique, historique, ni l’égalité homme-femme. Un professeur agrégé, aux Minguettes, m’avouait : « On n’y arrive plus ». Certes, il y a quelques héros solitaires.

M. Marcel Gauchet. – C’est un point essentiel. L’autorité à l’école, l’autorité de l’école, ne se résume pas à celle des professeurs, c’est l’autorité de l’institution scolaire qui est en jeu. Or elle exige le soutien de l’administration de l’éducation nationale. Les enseignants sont aujourd’hui seuls en première ligne. Il revient au politique de définir les devoirs de l’administration à l’égard des établissements.

M. Gérard Larcher. – Vous proposez que L’Etat épaule l’islam pour combler une inéquité. Est-il envisageable en contrepartie de demander aux cultes musulmans une forme explicite de soumission, d’allégeance à la République ? Les articles 6 et 7 du Concordat comportaient des serments très clairs. Et l’on sait comment les consistoires juifs ont été créés.

M. Marcel Gauchet. – Cette époque est révolue. Les formules autoritaires, aujourd’hui, mènent au contentieux. Allégeance : une grande partie du personnel cultuel s’y prêterait mais une minorité le refuserait et c’est ce refus qui imprégnerait l’image associée à la démarche. Lorsque l’image d’une politique se fabrique à partir de la protestation minoritaire, on atteint une zone dangereuse.

M. Gérard Larcher. – Et sur le contenu des prêches ? On dit ce que l’on veut dans les lieux de prière…

M. Marcel Gauchet. – Mais les Renseignements généraux font leur travail et savent ce qui se dit dans les mosquées à problème.

M. Gérard Larcher. – Oui, on le sait, mais ensuite ? Comment passer à l’action ?

M. Marcel Gauchet. – Il y a une négociation à avoir avec les musulmans. Les interlocuteurs pourraient être les États, Maroc, Turquie. Considérer anormal que les prêches se déroulent dans une autre langue que le français ne serait pas, de la part des autorités françaises, une intrusion car il y a là une dimension civique de fait. Une loi n’est pas souhaitable. Poser une règle susciterait d’inutiles polémiques. Mais rien n’empêche d’en faire un objectif politique. C’est à mes yeux un élément clé, car la parole religieuse affirme son extranéité lorsqu’elle emprunte une autre langue que celle de la vie du pays où elle est prononcée. Cette attitude relève d’un problème social, non religieux. Et la position que j’exprime peut parfaitement être comprise par les musulmans.

M. Gérard Larcher. – En 2004, sans être hostile à la loi sur le voile, vous avez critiqué la façon dont la question était abordée, sous l’angle des signes religieux. La loi a été votée, elle est en pratique contournée. Comment reprendre la question ?

M. Marcel Gauchet. – C’est un casse-tête qui m’obsède ! Je suis parvenu à la conclusion qu’il faut reprendre le problème à la racine. Nous nous sommes laissé enfermer dans un discours juridique décalé. Le crucifix, la kippa, la main de Fatma sont des signes religieux neutres. Le voile est plus qu’un signe d’appartenance religieuse, il est le signe substantiel et la marque anthropologique d’un certain ordre civilisationnel. Il signale la place assignée aux femmes dans la société.

M. Gérard Larcher. – Comment le législateur peut-il aborder la question ? En 1905, le port de la soutane a été prohibé, les tenues des religieuses aussi, comme marques d’un ordre qui n’était pas républicain. Puis la guerre de 1914-1918 a fait souffrir ensemble tous les jeunes, officiers catholiques, instituteurs laïcs, pasteurs, séminaristes… Et la République s’est construite par le partage d’une même civilisation. Je ne sais comment le législateur peut se prononcer, mais il est un sujet qui ne saurait faire l’objet d’une transaction, c’est l’égalité entre les femmes et les hommes, qui fait problème dans toutes les religions.

M. Marcel Gauchet. – Oui !

M. Gérard Larcher. – L’accès à la prêtrise chez les catholiques est interdit aux femmes, le sujet est un facteur schismatique dans l’église anglicane, seuls les juifs libéraux acceptent des femmes pour rabbins, et ainsi de suite, parce qu’à l’origine, en orient, on estimait que le destin des femmes n’était pas de conduire le troupeau – le vétérinaire en moi est sensible à cette image !

M. Marcel Gauchet. – Le port de la soutane avait pour objet d’isoler le prêtre de la communauté des citoyens, le placer hors égalité ; il n’était pas traité comme le simple quidam. L’Etat a un travail à mener avec les musulmans eux-mêmes, afin que ceux-ci explicitent la signification et l’enjeu du voile. Nous nous sommes pris dans un piège, car lorsque nous parlons d’assujettissement des femmes, celles-ci répondent qu’elles ont le droit de se voiler, comme d’autres celui de teindre leurs cheveux en vert.

M. Gérard Larcher. – La loi de 2004 était une déclinaison du concept de neutralité ; celle de 2010 sur le voile intégral est d’une autre nature, motivée officiellement par des préoccupations d’ordre public. L’approche juridique est stérilisante, car la réponse se porte sur le terrain des libertés individuelles et le libre choix.

M. Marcel Gauchet. – Je viens d’achever un petit livre sur la burqa, qui met au jour la façon dont les logiques politique et juridique se heurtent. Le législateur doit travailler dans le respect des grands principes, mais également assumer le fait qu’il a la responsabilité d’une communauté politique – et que le droit ne suffit pas à en rendre compte.

M. Gérard Larcher. – Nous devons respecter les principes constitutionnels de 1946, 1958 et les conventions internationales. Je reviens à la question de l’appartenance à la nation comme phénomène civilisationnel.

M. Marcel Gauchet. – Elle est cruciale.

M. Gérard Larcher. – Sauf à manquer de courage, il n’est pas bien difficile d’annoncer clairement ce qui n’est pas négociable.

M. Marcel Gauchet. – Et cela serait très utile.

M. Gérard Larcher. – L’égalité homme-femme en fait partie, or le voile est un signe d’inégalité, j’irais jusqu’à dire une étoile jaune acceptée. Le nègre marron était marqué, lui aussi. Le pire serait aujourd’hui d’afficher de bonnes intentions, sans lendemain. Bonaparte a eu une autre façon de mettre en place les synodes ! Ici même, dans ce palais, il a réuni les intéressés et leur a dit : faites-moi des propositions d’organisation, ou je me charge de vous organiser.

M. Marcel Gauchet. – L’inégalité est présentée comme un éloge de la différence.

M. Gérard Larcher. – C’est ce que l’on a cultivé…

M. Marcel Gauchet. – Avec le droit à la différence, le piège politique se double d’un piège intellectuel…

M. Gérard Larcher. – Or, lorsqu’elle bafoue des principes qui ne sont pas négociables, cette « différence » est d’une autre nature.
Depuis la seconde guerre mondiale, l’appartenance à une union européenne fondée sur des valeurs démocratiques fait partie de nos principes non négociables. Comment jugez-vous le sentiment d’appartenance à l’Union européenne ?

M. Marcel Gauchet. – Soyons réalistes. Ce sentiment n’existe pas. Il a pu exister, à l’époque de la guerre froide, ancré dans une communauté de destin face au risque d’une troisième guerre mondiale. La communauté qui naît de la menace extérieure est forte et unie. La crainte s’est dissipée : tant mieux ! Mais cet effacement a un prix. Le droit universaliste, libertés individuelles, droits de l’homme, rivalise en chacun avec le sentiment d’appartenance à la nation et plus encore avec le sentiment d’appartenance à l’Europe. L’espace de référence extra-national est aujourd’hui le monde, pas le continent européen. Faute d’ancrage dans une particularité, l’espace géographique européen n’émerge pas comme cadre de référence politique. Déficit démocratique, entend-on à propos de l’Europe : la décision échappe à la prise des citoyens. La communauté d’appartenance, c’est celle pour laquelle on est prêt à sacrifier un peu de ses droits individuels, afin de préserver ce qui nous réunit, celle pour laquelle, en d’autres termes, on est prêt à accepter discipline, contraintes, obligations.

M. Gérard Larcher. – J’abdique une partie de mon autonomie pour une communauté dont je partage le destin.

M. Marcel Gauchet. – La communauté d’appartenance est l’instance avec laquelle le compromis a du sens. Aujourd’hui les nations conservent tout leur sens et leur poids, je n’ai aucune inquiétude pour leur avenir.

M. Gérard Larcher. – Comment faire à l’égard de ceux qui ne se sentent pas concernés par le compromis, ou qui pensent qu’on ne leur offre pas de place dans ce compromis ?

M. Marcel Gauchet. – C’est là qu’il faut je crois recourir à une analyse de l’ambiguïté. Dans la relation entre le citoyen et la nation se manifeste le caractère paradoxal de la conscience d’appartenance, car dans cet échange entre en jeu l’affirmation d’un particularisme. Mais en France, une telle affirmation fait peur : pour défendre des intérêts particuliers, nous avons pour habitude de les présenter comme une fraction de l’intérêt général. Pourtant, le particularisme pourrait être le moyen d’une reconnaissance.
Dans le même temps, cette relation s’est transformée sous le coup des demandes de reconnaissance d’identités particulières.

M. Gérard Larcher. – Jusqu’où doit aller la reconnaissance du particularisme ? La République s’est constituée aussi en luttant contre les particularismes, religieux ou linguistiques. Mais les Bretons ou les Basques connaissent même en leur sein la diversité linguistique.

M. Marcel Gauchet. – Il s’agit de demandes de reconnaissance d’une identité, la revendication de privilèges. La demande de reconnaissance bretonne, sous sa forme récente, visait des dispositions légales. La loi uniformise, or dans le tout existent des spécificités qui tendent vers un séparatisme culturel, communautaire, identitaire. La vie collective, incontestablement, devient de plus en plus complexe. La mission historique de l’État-nation est achevée, nous vivons dans une communauté homogène. Le petit Maghrébin arrivé en France à deux ans présente à douze ans toutes les qualités, tous les défauts des petits Français. Il connaît parfaitement le sens que donne la France à l’égalité, à la liberté, à l’identité.

M. Gérard Larcher. – Parlons des matchs sportifs : le jeune issu de l’immigration mais qui appartient à la troisième génération siffle parfois la Marseillaise dans les stades, entonne l’hymne national d’un pays où il n’a jamais mis les pieds, qui n’est pas un modèle politique enviable…

M. Marcel Gauchet. – … et dont il ne connaît rien et ne parle pas la langue ! Ce comportement est à rattacher aux revendications identitaires, qui ne remettent pas en cause l’appartenance à la nation – dédramatisons ces incidents – mais qu’il faut entendre et traduire dans les politiques publiques. Comment ? Je ne sais pas. Mais cette demande est une composante majeure, que l’on retrouve aussi bien dans la revendication d’un emploi – la rémunération n’est pas le seul motif – que dans la relation pédagogique, où elle est la source principale des problèmes. Bien sûr, le monde politique est affecté lui aussi par ces perturbations.

M. Gérard Larcher. – Le sport fait partie des symboles. Siffler l’équipe nationale ou notre hymne est une première transgression. Pendant ce temps nos soldats se battent pour la France au Mali ou sur d’autres théâtres extérieurs avec courage et fierté, ils s’engagent pour elle au péril de leur vie : et parmi eux, 20% sont musulmans.

M. Marcel Gauchet. – C’est une affaire très subtile, car ceux qui huent pendant la Marseillaise se battraient probablement pour la France.

M. Gérard Larcher. – J’ai passé un peu de temps avec nos Forces spéciales cet été. Comment l’ordre militaire parvient-il à susciter l’adhésion à nos valeurs, quand l’ordre civil ou l’institution scolaire en sont réduits à constater que le non négociable est bousculé ?

M. Marcel Gauchet. – Il n’y a rien là d’irrémédiable. La démocratie est un processus d’apprentissage.

M. Gérard Larcher. – Au prix de contraintes ?

M. Marcel Gauchet. – L’apprentissage sans contraintes, cela n’existe pas.

M. Gérard Larcher. – Êtes-vous favorable à des mesures symboliques, comme le port de l’uniforme ?

M. Marcel Gauchet. – Cela ne résoudra en rien le désordre des esprits. La question de l’autorité à l’école ne se joue pas sur des signes extérieurs. C’est au niveau de l’institution, non des maîtres, je le répète, qu’elle doit se manifester.

M. Gérard Larcher. – J’ai longtemps, comme maire, participé à des cérémonies dans les classes, remettant aux élèves un livre pour marquer leur passage en sixième. Un peu l’équivalent de la toge prétexte… Comment retrouver le symbole ?

M. Marcel Gauchet. – N’oublions pas que pour les enfants, la principale obligation sociale, c’est l’obligation scolaire. Eux ne peuvent l’oublier !

M. Gérard Larcher. – C’est l’une des dernières obligations qui tienne, et encore…

M. Marcel Gauchet. – De nombreux pédagogues s’interrogent sur la réintroduction de rituels à l’école, qui est le premier lieu de socialisation et d’intégration. Car l’école n’est pas une boutique ni un lieu de services à l’enfant.

M. Gérard Larcher. – À propos de l’intégration, vous avez récemment mis en garde contre les incantations. Il me semble assister actuellement à un véritable concours Lépine des incantations ! Quelles seraient vos recommandations ? Les subventions n’ont pas suffi, or ne va-t-on pas être tenté à nouveau de se borner à déverser de nouveaux milliards d’euros ?

M. Marcel Gauchet. – Ils véhiculent un message symbolique très particulier : car une « subvention » est par essence « insuffisante ». Refuser les incantations serait déjà beaucoup. Les Français se désespèrent de voir les politiques en revenir toujours à des solutions qui ont déjà échoué.

M. Gérard Larcher. – Constat qui nourrit le vote populiste.

M. Marcel Gauchet. – Les citoyens savent bien la difficulté des problèmes, ils n’exigent pas des politiques qu’ils les règlent du jour au lendemain, mais qu’ils les nomment, ce qui est un acte positif, pacificateur.

M. Gérard Larcher. – Sur l’immigration, Paul Thibaud, que je rencontre demain, estime que le regroupement familial est la cause des problèmes.

M. Marcel Gauchet. – Je suis d’accord. On n’a pas pris la mesure politique de ce problème. Une communauté ne peut renoncer à affirmer son droit fondamental à contrôler qui entre et sort de son territoire, quelque attachement qu’elle ait aux libertés personnelles.

M. Gérard Larcher. – Depuis le discours d’Orléans de Valéry Giscard d’Estaing, le regroupement familial a été considéré comme humainement légitime. Pourtant il a déstructuré tant l’intégration que le pays. Certains États instaurent des quotas, posent des conditions, inventent des ritualités.

M. Marcel Gauchet. – Nous retrouvons l’articulation du politique et du juridique. Il y a sur le sujet un implicite : avec la mondialisation, nous sommes sortis des espaces politiques traditionnels. A émergé un droit universel d’installation là où l’on trouve les conditions de son épanouissement personnel.

M. Gérard Larcher. – Il faudrait à l’échelle européenne revoir toutes les migrations. Mais il y a le problème des conventions internationales déjà signées. Et quelle réelle capacité avons-nous à décider une politique dans une matière où l’émotion domine ?

M. Marcel Gauchet. – Si bien que l’on ne prend aucune décision.

M. Gérard Larcher. – Le politique doit aussi se livrer à une reconquête sémantique.

M. Marcel Gauchet. – Le sans-papiers est construit sur le modèle du sans-logis. Que des personnes n’aient pas de toit est un scandale pour la conscience des citoyens, dans une société comme la nôtre (le concept ne s’incarne pas à Mumbai… ). En revanche, c’est par un tour de passe-passe sémantique que l’immigré clandestin est devenu un sans-papiers. Les problèmes se jouent en grande part sur les mots, sans que l’on s’en rende compte. Les médias – involontairement – fabriquent en permanence le langage politique.

M. Gérard Larcher. – Pour revenir un instant sur le sentiment d’appartenance à la nation, votre vision me semble plutôt optimiste.

M. Marcel Gauchet. – Oui, selon moi ce sentiment est entré dans l’implicite mais n’en demeure pas moins fort. Quoi que disent certains sondages superficiels, des études fouillées en témoignent, le lien est puissant.

M. Gérard Larcher. – Il s’est toujours forgé dans l’adversité, avez-vous rappelé : quelle nouvelle frontière, quel nouveau bloc hostile, pourrait le préserver, voire le renforcer ?

M. Marcel Gauchet. – C’est un chantier difficile, car en effet la conflictualité a été évacuée de notre monde. Nous n’avons plus d’adversaire majeur comme les Allemands en 1870, ou les totalitarismes au XXè siècle.

M. Gérard Larcher. – Daesh est d’une autre nature. Il se moque des frontières.

M. Marcel Gauchet. – Le problème va mobiliser nos forces durablement, mais il n’a rien à voir avec la guerre selon Clausewitz, il relève plus d’une opération de police ou de maintien de l’ordre international. Aujourd’hui, dans nos sociétés, le sentiment d’appartenance ne s’alimente plus à des éléments négatifs, c’est vers la dimension positive que l’on doit se tourner. Les États-Unis, eux, se caractérisent par une positivité du sentiment.

M. Gérard Larcher. – La destinée manifeste, comme le messianisme, y est prégnante.

M. Marcel Gauchet. – Oui, et elle est ratifiée au quotidien par la demande d’être américain.

M. Gérard Larcher – Pourrait-on rendre l’acquisition de la citoyenneté française plus exigeante et plus désirable ?

M. Marcel Gauchet. – Je le crois, car la nationalité ne se distribue pas selon un droit de tirage, ce n’est pas une carte Vitale. Le président de la République a récemment parlé de la « fierté d’être français ». Cette fierté qui manque aux Européens fait la force des États-Unis. Notre problème, plus que politique, collectif, est de redéfinir la positivité du fait européen. Ce continent dans ses spécificités peut apporter beaucoup au monde. Or il est devenu un no man’s land de valeurs. Même le bien-être individuel, qui constitue un privilège de ce continent, n’est pas revendiqué comme valeur.
Autre exemple de positivité, la Chine, engagée dans la transformation d’un empire en nation : processus laborieux, mais porté à la fois par une dynamique de résurgence et par le ressentiment. Les étudiants chinois que je rencontre sont à la fois conscients de leur force et humbles : nous avons tout à apprendre, disent-ils en substance, pour contribuer au rayonnement de notre pays. Méditons ces exemples !

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