Engagement républicain et sentiment d'appartenance à la Nation

Paul THIBAUD, Philosophe : “le cœur du problème, c’est la formation de l’identité musulmane en France”

20 février, 2015 · Pas de commentaire · Non classé

Vendredi 20 février, Gérard LARCHER s’est entretenu avec le philosophe Paul THIBAUD.

Hôtel de la Présidence, vendredi 20 février 2015, 10 heures

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Merci, monsieur Paul Thibaud, d’avoir répondu à mon invitation. À la suite des événements du mois de janvier, le Président de la République a demandé aux présidents des assemblées de réfléchir aux raisons qui avaient conduit certains de nos compatriotes à se tenir à l’écart du sursaut républicain du 11 janvier, à adhérer aux théories du complot ou à s’enfermer dans l’indifférence, voire l’hostilité. Le communautarisme progresse. Parallèlement, les Français d’origine ou de confession juive sont de plus en plus nombreux à retirer leurs enfants de l’école publique pour les inscrire dans des écoles juives hors contrat ou, plus souvent, dans l’enseignement catholique. La question de la place de l’islam dans la République est posée. J’ai souhaité m’en entretenir avec vous, qui avez beaucoup écrit sur l’idée de nation, le sentiment d’appartenance républicaine, la laïcité, mais aussi sur l’école – un professeur du quartier des Minguettes me parlait récemment de l’abdication de la République, qui aurait renoncé à enseigner certains sujets scientifiques ou historiques.
Deux de mes conseillers assisteront à cet entretien : M. Philippe Court, directeur adjoint du cabinet et ancien sous-préfet de Saint-Germain-en-Laye, arrondissement où cohabitent des communautés très diverses, et M. Patrick Rigaudière, ancien collaborateur de M. Jean-Pierre Chevènement.

M. Paul Thibaud. – À mes yeux, ces questions ne doivent pas être abordées séparément : sans faire de l’islam la clé de tout, le problème français et le problème musulman sont aujourd’hui intimement liés. Évitons également de nous référer à des causes extérieures, telles que les inégalités sociales ou le chômage, même si elles ont évidemment leur importance ; le cœur du problème, c’est la formation de l’identité musulmane en France. Jacques Donzelot, qui visitait récemment une maison de la jeunesse à Toulouse, me disait avoir été frappé par ce qu’il appelle « l’intégration négative » de certaines populations musulmanes, fondée sur le ressentiment et la revendication. Le même phénomène s’observait lors d’une réunion publique à Brétigny-sur-Orge, où intervenaient Tariq Ramadan et Edwy Plenel, et à laquelle le magazine Causeur a consacré un article.
La question est donc celle de la place de l’islam dans la République et de la laïcité. Entre l’Église catholique et la République, il y a eu en France un long travail réciproque, une histoire faite de conflits et d’interférences. Voyez le début des Misérables de Victor Hugo : tout commence par une conversion chrétienne. Voyez aussi Renouvier : issu du socialisme chrétien, devenu anticlérical, il s’efforça de donner un contenu moral à l’engagement républicain avec la doctrine solidariste. Dans beaucoup de familles se sont longtemps côtoyés des croyants et des mécréants.

M. Gérard Larcher. – J’ai connu cela…

M. Paul Thibaud. – Entre la République et l’islam, au contraire, l’interférence n’est pas naturelle. Comment retisser des liens entre le religieux et le politique ? Selon Habermas, qui a mené un dialogue avec Mgr Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, le christianisme est porteur d’une expérience morale qui peut être partagée, à condition d’être traduite en termes séculiers – tâche qui appartient aux croyants comme aux laïcs. Prenons l’exemple du mariage pour tous. Les opposants ont eu tort de se fonder sur la notion trop labile de nature humaine. Il eût mieux valu se référer à Montesquieu, qui exigeait « que le pouvoir arrête le pouvoir » : sans partage des rôles entre les parents, les enfants sont esclaves. Au lieu de cela, le débat a tourné court : d’un côté, on refusait d’entendre les arguments des « curés », de l’autre, on déplorait une société en déliquescence…
La laïcité n’est pas l’indifférence au religieux, c’est au contraire le fruit d’une interférence continue entre le politique et le religieux. Si la laïcité est une spécificité française, c’est que nulle part ailleurs, le conflit ne fut aussi dur entre ces deux ordres. Dans les pays protestants, le religieux – sous une forme plus ou moins affadie – imprègne toute la société, et le politique n’a pas à s’y opposer, ni à formuler une morale sociale alternative. En France, nous avons adopté l’idéal de fraternité, troisième élément de la devise républicaine – quand les constituants de Philadelphie, après la liberté et l’égalité, plaçaient la recherche individuelle du bonheur, the pursuit of happiness. L’idéal de fraternité a certes justifié la Terreur, ou encore la répression des journées de juin 1848 – quelques semaines après la fête de la Fraternité du 20 avril 1848, à laquelle Georges Sand a consacré de belles pages. Au nom de la fraternité, les bourgeois de 1848 estimaient que le peuple devait attendre, le peuple que les bourgeois devaient partager. Ce n’est donc pas un idéal que l’on peut poursuivre directement, ce n’est pas un programme mais un horizon.

M. Gérard Larcher. – La fraternité est, en somme, le contraire du repli communautariste.

M. Paul Thibaud. – Oui, mais un musulman pourrait réclamer au nom de la fraternité qu’on le laisse pratiquer en paix… L’important, c’est le sentiment d’appartenance à la communauté politique.

M. Gérard Larcher. – Cette communauté, selon vous, est-ce la nation ?

M. Paul Thibaud. – Bien sûr. Mon maître Louis Dumont distinguait entre deux formes primitives de communautés politiques : la tribu, qui regroupe ceux qui ont un ancêtre commun – ou, plus largement, ceux qui se ressemblent – et l’empire, qui s’étend aussi loin que possible, mais qui est dénué de contenu. Entre ces deux formes, la nation occupe une position intermédiaire. Elle a un contenu et des limites : l’idée d’annihiler les nations voisines est restée, jusqu’à Hitler, profondément étrangère à l’éthique européenne. Or l’idée de nation est liée au judéo-christianisme : Dieu a commencé par faire alliance avec un peuple, et il a dit à Abraham : « En toi seront bénies toutes les nations de la terre ». Ce sont les premiers mots de l’histoire du salut. L’antijudaïsme chrétien fut, au contraire, une forme d’hybris universaliste.

M. Gérard Larcher. – Qu’en est-il du califat islamique ? N’est-il pas, lui aussi, universaliste et sans limites ?

M. Paul Thibaud. – Au contraire du christianisme, l’islam n’a jamais engendré de nations. Comme l’écrivait Bède le Vénérable au VIIe siècle, c’est par le catholicisme que les Angles, d’une gens, sont devenus un populus, un am (עם), mot hébreu qui désigne à la fois un peuple et celui qui a reçu une mission. Le judéo-christianisme se caractérise par son universalisme indirect, l’idée que les peuples, dans leur différence, incarnent chacun une proposition d’humanité.

M. Gérard Larcher. – C’est une idée que l’on peut lire dans la parabole du bon Samaritain.

M. Paul Thibaud. – Ou dans les pleurs de Jésus sur Jérusalem. Jésus avait un pays, et comme y insiste une partie de l’exégèse protestante, il a agi pour son peuple, menacé à la fois par l’expansion de la civilisation hellénique et par l’impérialisme romain. Face aux Romains, Jésus a distingué ce qui appartient à César de ce qui appartient à Dieu ; face aux Grecs, il a élevé la morale des principes et rabaissé la morale rituelle. Le même universalisme indirect se lit dans l’Épître aux Romains, où Paul explique que, tout pouvoir venant de Dieu, les chrétiens doivent obéissance à un empereur païen, qui peut, à sa manière, collaborer au bien.

M. Gérard Larcher. – Revenons aux problèmes actuels. La question qui se pose à un responsable politique est la suivante : comment intégrer les 5 millions d’immigrés qui vivent en France, dont beaucoup sont devenus nos compatriotes de par la loi de la République ? Les difficultés sont connues : flux migratoires incontrôlés, échecs de la politique de la ville… Il y a longtemps que j’exerce des responsabilités politiques : j’ai été le premier rapporteur au Sénat du budget de la politique de la ville ; plus tard, j’ai été ministre du travail pendant les dernières années où le chômage a baissé… Mais comme vous, je crois que les facteurs sociaux, s’ils ont leur importance, ne sont pas déterminants : Michel Rocard avait raison de dire qu’il ne suffit pas de repeindre les cages d’escalier. Sur ce sujet, qu’est-ce que le philosophe a à dire au politique ?

M. Paul Thibaud. – Vous y avez fait référence, il importe d’abord de maîtriser les flux migratoires. Les travaux de Hugues Lagrange ont montré que la pompe aspirante du regroupement familial alimente le communautarisme, car ce sont des personnes mal intégrées à la société française qui font venir leurs proches en France, dans un mouvement sans fin. On répond que le nombre de personnes immigrant en France chaque année n’excède pas 200 000, en oubliant que les flux alimentent les stocks : 2 millions en dix ans, cela fait beaucoup…
Vis-à-vis de l’islam, l’important est de distinguer entre la légitimité religieuse, qui repose sur une eschatologie, et la légitimité politique, fondée sur l’immédiat. Une communauté politique se caractérise par le fait qu’elle agit dans l’histoire, qu’elle fait face à un avenir qu’elle ne connaît pas mais qu’elle s’efforce de maîtriser, comme disait Weber. C’est pourquoi je préfère parler de fraternité que de « vivre-ensemble », expression molle et passive. L’Islam ne connait pas l’Histoire, ni celle de ses voisins, ni la sienne propre. Il voit tout sous l’angle du définitif. Selon Jacques Berque, le mot temps ne figure pas dans le coran.

M. Gérard Larcher. – Il est vrai que c’est Jésus et non Mahomet qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Le constat que vous faites, cependant, vaut surtout pour les wahhabites, beaucoup moins pour les chiites, avec qui les Chrétiens d’Orient, par exemple, parviennent à dialoguer.

M. Paul Thibaud. – En effet, mais les chiites sont très minoritaires en France. Le tort d’Abdennour Bidar, à mon avis, est de tenir un discours sur les valeurs, à propos desquelles tout le monde est d’accord. Il faudrait partir du fait que les religions ne produisent pas ce qu’elles affirment vouloir, au plan moral particulièrement. Par contre, par leurs rites, leurs récits, elles engendrent des formes d’humanité.

M. Gérard Larcher. – Pensez-vous, comme Marcel Gauchet, que l’islam en est encore au stade pré-critique ?

M. Paul Thibaud. – Oui, c’est aussi ce que dit Rémy Brague. Contrairement au chrétien, le musulman n’a pas d’histoire, il est déjà au paradis.

M. Gérard Larcher. – Cette prise en compte de l’histoire dans le christianisme est-elle liée à la Réforme ?

M. Paul Thibaud. – La séparation des ordres religieux et politique date en fait de la réforme grégorienne : l’Église a préservé son autonomie vis-à-vis de la féodalité en conservant entre les mains du pape le pouvoir de nomination des évêques ; inversement, lorsque l’Église a menacé d’empiéter sur le pouvoir séculier, les royautés chrétiennes, et en particulier les rois de France et d’Angleterre, ont résisté. Philippe le Bel est le petit-fils de Saint-Louis !
Comment faire pour que l’islam, lui aussi, se divise ? Abdelwahab Meddeb nous manque. Il faut faire comprendre l’historicité de la révélation : le Coran n’est pas tombé du ciel… S’il n’appartient pas à la République de former les imams – la police est là pour surveiller les prédicateurs extrémistes – elle doit en revanche encourager les études islamiques, afin que les musulmans se posent eux-mêmes ces questions.

M. Gérard Larcher. – Songez-vous à une université islamique ?

M. Paul Thibaud. – Plutôt à des études islamiques à la Sorbonne ou dans n’importe quelle université. Après tout, qu’enseignaient Jacques Berque et Louis Massignon ?
Il est également important d’entraîner les musulmans dans le débat public, afin qu’ils abandonnent leur posture uniquement revendicative : demandons-leur ce qu’ils ont à nous dire sur la société et des problèmes. C’est vrai aussi des catholiques et des protestants : la fin de l’action catholique a laissé place à un catholicisme désœuvré. Si l’Église tenait un discours sur l’état moral et spirituel du pays, sur les devoirs civiques, cela compterait pour les musulmans. Souvenez-vous de la correspondance de Tocqueville avec Mme Swetchine, une aristocrate russe convertie au catholicisme et réfugiée à Paris, que fréquentaient les grands écrivains catholiques de l’époque. Dans ses lettres, il exprime son indignation devant le ralliement de Montalembert à Louis-Napoléon Bonaparte, après le coup d’État de 1851 : comment avait-il pu préférer les intérêts de l’Église à la morale publique ?

M. Gérard Larcher. – Si l’Église s’aventurait à nouveau dans le débat public, cela provoquerait immanquablement de vives réactions. N’a-t-on pas cherché, tout au long du siècle passé, à mettre le religieux à distance de la vie civile ?

M. Paul Thibaud. – En apparence, mais les interférences souterraines n’ont jamais cessé.

M. Gérard Larcher. – Les évêques sont-ils prêts à revenir sur le terrain politique ? Mgr Aupetit, que nous avons entendu hier lors d’un colloque sur la fin de vie, n’hésite pas à parler des devoirs civiques. Les protestants, pour leur part, sont tout particulièrement investis dans le débat sur le climat. Pensez-vous que le pape François puisse faire évoluer l’Église catholique dans le sens que vous souhaitez ?

M. Paul Thibaud. – Il y est prêt. Son projet est au fond de promouvoir la décentralisation de l’Église, et mais il ne trouve guère de répondant dans l’épiscopat français. Peut-être la visite prochaine du cardinal Müller à Paris sera-t-elle l’occasion de faire évoluer les choses…

M. Gérard Larcher. – Quel rôle l’école peut-elle jouer ?

M. Paul Thibaud. – Le débat se focalise aujourd’hui sur la notation et l’humiliation qu’elle infligerait aux élèves. Le problème tient, à mon avis, à ce que les professeurs sont chargés à la fois d’enseigner et de sélectionner : les élèves se demandent alors s’ils sont leurs amis ou leurs ennemis. C’est le résultat du refus de la sélection a priori. Une fois admis dans un cycle d’études, à l’école comme à l’université, chacun devrait avoir l’assurance de l’achever, sauf problème particulier. Cela suppose évidemment que les élèves et étudiants sont sélectionnés à l’entrée – avec des possibilités de rattrapage, car il n’est pas question de fixer le destin d’un élève à 13 ans. L’échec au lycée ou en premier cycle universitaire nourrit le ressentiment.
Quant au contenu de l’enseignement, il devrait être beaucoup plus comparatiste : en même temps que l’histoire de France, il faudrait apprendre celle de l’Angleterre ou de l’Allemagne, par exemple. Tocqueville est allé en Amérique pour comprendre la France ! De même gagnerait-on à comparer le christianisme à l’islam et au judaïsme. On peut honorer les particularismes, à condition de les désancrer : c’est l’âme de la culture républicaine.
Un mot encore. Dans votre réflexion, je crois qu’il serait bon d’essayer de comprendre le politiquement correct et ses effets. À mon sens, ce fut une grave erreur de la part du président Chirac que de reconnaître la responsabilité de la France, en tant que telle, dans la rafle du Vel d’Hiv. Il sciait ainsi la branche sur laquelle il était assis, car sa légitimité était de représenter la France.

M. Gérard Larcher. – Qu’en est-il de notre rapport à la période coloniale ? La repentance ne fausse-t-elle pas nos relations avec les pays dont sont issus la plupart des immigrés ?

M. Paul Thibaud. – J’ignore si la colonisation est une référence importante pour les immigrants. Les intellectuels tunisiens disent volontiers que le peu de liberté dont ils disposent, ils le doivent à Bourguiba et, à travers lui, à la France.

M. Gérard Larcher. – En effet, lors des cérémonies du cinquantenaire des indépendances africaines, j’ai été frappé de l’accueil chaleureux fait aux Français, au Gabon, en Centrafrique, au Congo aussi bien qu’en Côte d’Ivoire.
Merci de cet échange trop court, mais passionnant.

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