Engagement républicain et sentiment d'appartenance à la Nation

Christophe GUILLUY, Géographe : “Pour la première fois dans l’histoire, les catégories modestes ne vivent plus là où se créent la plupart des richesses et des emplois”

20 février, 2015 · Pas de commentaire · Non classé

Vendredi 20 février, Gérard LARCHER s’est entretenu avec le géographe Christophe GUILLUY.

Hôtel de la Présidence, vendredi 20 février 2015, 11 heures

M. Gérard Larcher, président du Sénat. – Merci, monsieur Christophe Guilluy, d’avoir répondu à mon invitation. À la suite des événements du mois de janvier, le Président de la République a demandé aux présidents des assemblées de mener une réflexion sur la nation et l’engagement républicain. Le sujet n’est pas nouveau pour moi : il y a une vingtaine d’années déjà, je fus l’auteur, avec Jean François-Poncet et quelques autres, d’un rapport qui portait le titre immodeste de Refaire la France. Vos propres travaux sur la France des périphéries ont éveillé l’attention du public. J’en ai trouvé confirmation lors de la récente campagne sénatoriale, où j’ai été frappé par le sentiment d’abandon partagé par une grande partie de la population, non seulement dans les zones rurales, mais également dans les espaces péri-urbains. En quelques années, la situation s’est aggravée : le désarroi, le repli sur soi conduisent un nombre croissant de nos concitoyens à s’abstenir aux élections, voire à voter pour les partis populistes. Sur ces questions, quel est votre avis de géographe et de fin connaisseur des collectivités territoriales ? Comment, pour parler en vétérinaire, réduire et consolider les fractures que vous identifiez ? Comment faire adhérer cette France périphérique à la communauté républicaine, et lutter contre les communautarismes, notamment religieux ?

M. Christophe Guilluy. – Vous avez évoqué tous les sujets essentiels. Voilà vingt ans que j’y réfléchis, en tant qu’indépendant puisque j’ai travaillé successivement pour plusieurs collectivités, sans être rattaché à aucune université. Ce n’est pas le territoire qui intéresse le géographe que je suis, mais les gens : on se trompe de priorité lorsqu’on pense tout pouvoir résoudre par des politiques territorialisées. J’ai travaillé sur les catégories dites populaires, modestes, sur ces gens qui ne sont pas forcément au chômage mais qui ont du mal à boucler leurs fins de mois : ouvriers, employés, retraités et jeunes issus de ces catégories. Or, cartes à l’appui, j’ai observé une dynamique de recomposition sociale du territoire depuis quinze ans : les trois quarts des personnes appartenant à ces catégories modestes ne vivent plus dans les grands centres urbains, mais dans ce que j’appelle la France périphérique. La typologie de l’Insee, qui distingue l’urbain, le péri-urbain et le rural, est de plus en plus mal adaptée à cette réalité : la France périphérique, ce ne sont pas seulement les zones péri-urbaines, mais aussi les villes petites et moyennes et les territoires ruraux, et c’est là que vit 60 % de la population française. Pour la première fois dans l’histoire, les catégories modestes ne vivent plus là où se créent la plupart des richesses et des emplois : auparavant, les ouvriers vivaient dans les grandes villes industrielles, ce qui était le gage d’une intégration économique et spatiale.
On me fait passer pour un opposant à la métropolisation. Ce serait absurde : c’est grâce à ses métropoles dynamiques, où se concentrent les deux tiers du PIB, que la France résiste tant bien que mal à la crise. Et pourtant, le chômage progresse. Au fil des années, les catégories modestes se sont concentrées dans des territoires très fragiles économiquement et socialement, qui ne résistent que grâce à l’emploi public et à la redistribution. Or ce modèle est mis à mal par la crise des finances publiques : à l’avenir, il faudra donc faire autrement.
Cette France périphérique se sent mise à l’écart du projet économique défini depuis trente ans. On parle beaucoup de l’intégration des jeunes de banlieue, et l’on oublie que les catégories modestes sont de moins en moins intégrées. Quel modèle économique inventer pour ces territoires, modèle complémentaire de celui de la métropolisation ? C’est tout l’enjeu de la réflexion autour des « nouvelles ruralités ».
Pour les avoir côtoyés, je sais que les élus de ces territoires sont très compétents, très impliqués, et qu’ils ont une connaissance fine du terrain. Mais ils n’ont pas voix au chapitre, car l’idéologie de la métropolisation s’est imposée aux grands partis.

M. Gérard Larcher.. – La situation que vous décrivez est l’inverse de ce qu’avaient voulu De Gaulle et Delouvrier. Comment ré-inclure cette France périphérique ?

M. Christophe Guilluy. – La question est d’abord politique, et elle est urgente. Pendant des années, on a cru que la crise viendrait des banlieues. Or c’est aujourd’hui dans ces territoires périphériques qu’émergent les radicalités politiques et sociales : voyez les bonnets rouges, qui ne sont pas partis de Nantes ou de Rennes…

M. Gérard Larcher.. – Plutôt de Carhaix et Callac, en effet.

M. Christophe Guilluy. – Sur ces territoires, la fermeture d’une entreprise est un drame, parce que les gens n’ont aucune perspective de retour à l’emploi. Impossible de partir s’installer dans une métropole : en 2015, on n’achète pas un loft à Nantes avec le produit de la vente d’une maison en Bretagne intérieure… « On s’en sortira grâce à la mobilité », répète-t-on. C’est refuser de voir le phénomène de sédentarisation à l’œuvre dans ces territoires périphériques, et qui touche en particulier les jeunes. Le temps est révolu où l’on pouvait, à peu de frais, payer une chambre de bonne à ses enfants pour qu’ils aillent faire leurs études dans une grande ville ! De même, on parle d’économie en réseau, on vante les progrès du numérique… Pour les gens qui vivent dans ces territoires, cela ne signifie rien. Ils sont forcés de trouver un emploi dans les trente ou cinquante kilomètres à la ronde, encore doivent-ils consacrer une bonne partie de leur budget à l’essence…
Il faudra donc trouver des solutions sur place. C’est, je le répète, une question politique majeure. Il ne sert à rien de verser des larmes de crocodile sur les progrès du Front national à chaque scrutin. Nous payons aujourd’hui le défaut d’intégration économique de ces catégories que je préfère ne pas appeler « classes moyennes », car cette expression signifiait justement l’intégration à un projet économique commun. Hier, la classe ouvrière elle-même était intégrée économiquement, mais aussi politiquement, et c’est pourquoi on ne se posait pas la question de la mixité : les quartiers ouvriers n’ont jamais été mixtes. C’est au moment où la gauche a abandonné la question sociale qu’elle s’est mise à parler de mixité.

M. Gérard Larcher.. – Mixité sociale, mais aussi selon l’origine. Au Val Fourré, trois populations se sont succédé : une classe moyenne rurale, puis des travailleurs immigrés de l’industrie automobile, et enfin de nouveaux arrivants issus d’une immigration non contrôlée. Et c’est maintenant, en effet, que l’on se préoccupe de mixité.

M. Christophe Guilluy. – Nous abordons ici un autre sujet, celui de l’immigration. On continue à parler des zones urbaines sensibles comme si le contexte urbain, économique et social n’avait pas changé du tout au tout. Hier, les immigrés arrivaient dans des quartiers où les populations autochtones étaient majoritaires : la référence, c’était l’ouvrier français. Aujourd’hui, les catégories populaires d’origine française ou européenne n’habitent plus dans les quartiers sensibles, ni même à proximité. Les trois quarts des zones urbaines sensibles sont situées dans les métropoles. Or la métropolisation se caractérise par un double phénomène de gentrification et d’immigration, avec des territoires de plus en plus inégalitaires, où se concentrent soit des cadres supérieurs, dans le parc privé, soit des immigrés en situation de précarité, dans des logements sociaux. Le modèle économique qui marche, aujourd’hui, fait appel d’un côté à de la « matière grise », de l’autre à des immigrés, qui occupent les emplois bas de gamme. Le reste de la population est mis à l’écart, dans les territoires les moins dynamiques. Cela nourrit évidemment le ressentiment, surtout lorsque ces catégories modestes voient que l’on injecte des milliards dans les quartiers sensibles : la politique de la ville territorialisée qui a prévalu jusqu’à présent a servi, en réalité, à accompagner l’immigration dans les métropoles.
Le résultat, que l’on observe dans toutes les sociétés multiculturelles, c’est que l’État-providence est remis en cause par ceux qui en ont le plus besoin. La France rurale, qui bénéficie elle aussi de la redistribution, considère que l’on aide trop les chômeurs, c’est-à-dire les immigrés. Le risque est grave, car le démantèlement de l’État-providence signerait la fin de la cohésion nationale. D’où la nécessité, que François Lamy avait bien comprise, de redéployer la politique de la ville et de ne plus la cibler sur certains territoires.

M. Gérard Larcher.. – En somme, selon vous, la politique de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), que j’ai contribué à mettre en place sous la présidence de Jacques Chirac, a échoué.

M. Christophe Guilluy. – En un sens, oui. Le danger, aujourd’hui, ne vient pas du séparatisme entre riches et pauvres, mais du séparatisme qui traverse les catégories populaires. On comprend dès lors l’hyper-réactivité de la France rurale à la fermeture d’un bureau de poste : la symbolique a son importance.

M. Gérard Larcher.. – En effet, ce genre de décision nourrit le sentiment d’abandon.

M. Christophe Guilluy. – Le premier rôle du politique, c’est de dire à ces catégories populaires : « Je vous ai compris ». C’est de reconnaître que cette France périphérique n’est pas peuplée de « classes moyennes », mais qu’elle est confrontée à un problème économique grave, et qu’il y a là une priorité nationale. Non qu’il faille renoncer à aider les zones urbaines sensibles : le problème doit être abordé par les deux bouts. Ne nous trompons pas de diagnostic, cependant. On parle encore de parcours résidentiel dans les zones urbaines sensibles… C’est fermer les yeux sur le fait que ces zones sont devenues des sas entre le Sud et le Nord, où les immigrés se succèdent rapidement : l’Observatoire national des zones urbaines sensibles a dû admettre que c’étaient les territoires de France où la mobilité est la plus forte !

M. Gérard Larcher.. – Ceux qui réussissent s’en vont.

M. Christophe Guilluy. – En effet, les jeunes diplômés, les ménages en phase d’ascension sociale partent s’installer ailleurs. Le résultat, c’est que le portrait social des banlieues reste toujours catastrophique. Mais c’est le signe que la politique de la ville fonctionne ! La République n’a pas à rougir de ce qu’elle a fait dans les banlieues, où elle a accompagné depuis vingt ans l’émergence d’une classe moyenne. Paradoxalement, un jeune Français originaire du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, quand bien même il a réussi, n’est jamais considéré comme faisant partie de la classe moyenne, contrairement à un employé d’une petite ville payé 500 euros par mois…

M. Gérard Larcher.. – Que pensez-vous des politiques de peuplement, ou pour le dire autrement de la mixité « pilotée » ?

M. Christophe Guilluy. – Les bailleurs sociaux mènent de telles politiques depuis vingt-cinq ans. On leur reproche d’avoir organisé la ségrégation, mais ils ont dû faire face à des injonctions contradictoires : mixité d’un côté, refus des statistiques ethniques de l’autre… La difficulté est d’autant plus grande que les flux sont permanents. On assiste aujourd’hui à une forme d’ethnicisation des quartiers sensibles, due au regroupement familial ; les tensions sont de plus en plus vives entre les populations originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne dans certaines ZUS franciliennes. Les premières, qui vieillissent et sont en voie d’ascension sociale, ont désormais des préoccupations de classe moyenne : sécurité, immigration… En analysant les résultats des dernières élections municipales, je me suis rendu compte que dans toutes les communes de Seine-Saint-Denis qui ont basculé à droite, un campement rom illégal s’était récemment installé…

M. Gérard Larcher.. – Le mariage pour tous a aussi fait basculer l’électorat musulman, qui avait voté très largement contre Nicolas Sarkozy en 2012… Comment expliquez-vous qu’une partie de la population ait refusé de participer au sursaut républicain du 11 janvier ?

M. Christophe Guilluy. – Nous avons tous été élevés dans la foi dans le républicanisme assimilateur, moi le premier, qui ai été proche de Jean-Pierre Chevènement. Or ce modèle ne fonctionne plus. La société que nous voyons naître est, de fait, une société mondialisée et multiculturelle. Mais le multiculturalisme n’est pas un modèle de société.

M. Gérard Larcher.. – Pourquoi ne parvient-on pas à résister à cette tendance ?

M. Christophe Guilluy. – Ce ne serait possible que si les flux migratoires étaient à la fois plus faibles et mieux contrôlés. Les Français sont loin d’être xénophobes, ils sont ouverts à l’accueil de l’autre. Mais voyez ce qui se passe dans le Grand Ouest, que l’on prétendait hermétique aux idées du Front national, en raison de sa tradition catholique : si ces idées ont mis plus longtemps à y pénétrer, c’est parce que l’immigration y fut longtemps très faible. Or, depuis une dizaine d’années, c’est dans le Grand Ouest que la dynamique migratoire est la plus forte. La logique économique métropolitaine s’est également imposée à l’Ouest : à Nantes, à Rennes, on observe désormais, comme dans les autres grandes agglomérations, un double mouvement de gentrification et d’immigration dans les quartiers de logements sociaux. L’électeur breton ou normand voit la grande ville des environs évoluer comme Paris ou Lyon, et son anxiété n’a rien d’irrationnel, comme voudraient le faire croire les reportages de lendemains d’élection dans les petites communes qui votent Front national. Les gens circulent, ils ne restent pas enfermés dans leur village ! À cela s’ajoute la crise de l’industrie agro-alimentaire, qui a longtemps fait la prospérité du Grand Ouest.

M. Gérard Larcher.. – J’ai été frappé en effet, au cours de la campagne, de voir l’évolution de ces communes du Finistère ou des Côtes d’Armor, anciennes terres d’élection de la Jeunesse agricole catholique, passées depuis trente ans au parti socialiste. Le Front national y progresse désormais fortement.

M. Christophe Guilluy. – Depuis trente ans, on dit à ces gens : « Ne vous inquiétez pas, vous aussi vous allez profiter de la mondialisation. Vous êtes interconnectés, Vous pouvez monter votre entreprise… » C’est du vent !

M. Gérard Larcher.. – Si encore on était correctement relié à Internet à 20 km de Caen…

M. Christophe Guilluy. – Si la localisation n’a aucune importance, pourquoi 70 % des cadres vivent-ils dans les métropoles ? Dans les années 1970 et 1980, la Datar promettait que les cadres iraient s’aller s’installer à la campagne grâce au minitel… Ce déni de réalité a des conséquences terribles.

M. Gérard Larcher.. – Que faire, dans ces conditions ?

M. Christophe Guilluy. – Je n’ai pas de solutions toutes faites. La question est politique. Encore une fois, les parlementaires, les élus de ces territoires sont souvent talentueux et très impliqués sur leur territoire, comme Patrice Joly, le président du conseil général de la Nièvre que j’ai rencontré. Mais ils n’arrivent pas à faire entendre leur voix à Paris, auprès des instances nationales de leur parti. Il n’y a d’ailleurs guère de différence entre un élu local PS ou UMP. En revanche, il y en a une immense entre des élites métropolitaines des partis et ces élus de terrain.
La réforme territoriale risque d’aggraver les choses. Si je défends le département, ce n’est pas par nostalgie, mais parce que c’est avec la commune la seule collectivité territoriale visible dans cette France périphérique. Un président de conseil général est reçu dans les ministères. Un président d’EPCI ne compte pas, d’autant qu’il n’est pas élu au suffrage universel. Quant à la carte régionale, s’il faut faire de grandes régions, pourquoi ne pas fusionner les vingt-deux qui existent et créer une belle et grande région qui s’appellerait la France ! Seuls auront bientôt du poids quelques grands élus métropolitains, qui écraseront encore davantage la France périphérique, où vit pourtant la majorité de la population.

M. Gérard Larcher.. – Alain Juppé ne dit pas autre chose, qui craint l’apparition de nouvelles féodalités…

M. Christophe Guilluy. – Je ne prétends pas qu’il ne faille rien changer. Je ne vois aucun inconvénient, par exemple, à la disparition des départements franciliens : la métropole du Grand Paris aurait dû s’étendre à tout le territoire régional.

M. Gérard Larcher.. – Attention cependant aux franges rurales de la région : dans les Yvelines ou en Seine-et-Marne, certains territoires se tournent désormais vers la région Centre.

M. Christophe Guilluy. – C’est vrai. On pourrait aussi envisager de fusionner certains départements. Mais la suppression pure et simple de cet échelon, au moment même où des problèmes économiques, sociaux et politiques majeurs se posent dans la France périphérique, me paraît une idée désastreuse.

M. Gérard Larcher.. – Parmi les Français qui ne se sont pas levés le 11 janvier, il y a peut-être certains des « invisibles » de la France périphérique, mais aussi des habitants des métropoles, où s’observe un repli communautaire. Que pensez-vous de ce phénomène ?

M. Christophe Guilluy. – Le communautarisme consiste, pour une minorité, à porter son identité en étendard. Une société multiculturelle est une société où l’autre ne devient pas soi – et où il devient donc important de savoir combien de ces « autres » vivent dans son immeuble ou dans son village. La classe politique est inaudible sur cette question, alors que 70 à 75 % des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés. Je suis de ceux qui ont créé le concept d’ « insécurité culturelle », ce qui m’a valu des inimitiés. Dans une cité tranquille d’un arrondissement de Paris, où se côtoyaient des immigrés venus du Mali, du Maghreb et des retraités blancs, j’avais rencontré une vieille dame qui se plaignait de ce qu’on lui envoyait toujours des Africains lorsqu’elle avait besoin d’une aide-ménagère : elle n’était pas raciste, disait-elle, mais que pouvait-elle partager avec quelqu’un qui n’avait jamais entendu parler de François Mitterrand ? Ce genre de réaction n’est pas propre aux catégories populaires : les bobos n’agissent pas autrement lorsqu’ils contournent la carte scolaire… D’ailleurs, le problème ne se pose pas seulement en France. J’ai coutume de raconter l’histoire d’un village où arrivent subitement de nombreux immigrés, et où les relations se tendent entre les habitants. Les auditeurs, qui croient que l’histoire se déroule dans le sud de la France, sont surpris d’apprendre qu’il s’agit d’un village de Kabylie où s’installent des immigrés chinois… Évitons donc d’ethniciser le problème. Personne n’a envie de devenir minoritaire chez soi : c’est une réaction universelle. Sur ces sujets, le silence des politiques est catastrophique, car les gens font eux-mêmes le diagnostic.

M. Gérard Larcher.. – Sur ce terreau, l’islam militant prospère.

M. Christophe Guilluy. – En effet. Dans une société multiculturelle, chacun se voit assigner une identité, qu’il le veuille ou non : l’un des chapitres de mon livre Fractures françaises s’intitule « Comment je suis devenu blanc ». Le communautarisme s’impose à tous : lorsqu’on s’appelle Cohen, même si l’on n’est ni pratiquant ni croyant, on est considéré comme juif.

M. Gérard Larcher.. – Comment un État laïque peut-il combattre ce phénomène ? De plus en plus d’enfants juifs quittent aujourd’hui l’école publique pour s’inscrire dans des écoles juives ou, plus souvent, catholiques, et la même tendance s’observe depuis peu chez les musulmans.

M. Christophe Guilluy. – En effet, seuls 30 % des Juifs scolarisent désormais leurs enfants dans le secteur public. En 2002, j’avais rédigé un rapport à ce sujet pour la mairie du XIXe arrondissement, après une première vague de violences antisémites, mais on a laissé dégénérer la situation… Mes enfants, scolarisés dans le XXe arrondissement, n’avaient jamais eu de condisciples juifs avant le lycée ! Les Juifs qui partent aujourd’hui s’installer en Israël sont souvent issus de catégories modestes de Seine-Saint-Denis ou du Val-d’Oise. Les actes sont souvent plus significatifs que les discours : faire ses valises et quitter le pays où l’on est né, c’est tout de même une décision lourde de sens ! Dans certains quartiers, les insultes antisémites sont monnaie courante, des actes graves ont été commis. Le résultat, c’est que les Juifs ont presque tous quitté la Seine-Saint-Denis, et que beaucoup de nos concitoyens juifs se sentent seuls et soulagés qu’il leur reste la possibilité d’émigrer en Israël…

M. Gérard Larcher.. – Le sentiment d’appartenance à la nation semble s’évaporer.

M. Christophe Guilluy. – Oui. La question du drapeau n’est pas anodine. Lorsque l’équipe algérienne de football gagne un match, des jeunes gens qui n’ont jamais mis les pieds en Algérie défilent en brandissant le drapeau algérien. Quand des Français juifs manifestent sous le drapeau israélien, c’est plus révélateur encore : on assiste aujourd’hui à une forme de défrancisation des jeunes juifs, qui ne se reconnaissent plus dans notre pays. Face à cela, réactiver les symboles républicains ne suffit pas, même si je n’en fais pas grief au Président de la République : c’est après tout le rôle d’un responsable politique que de rassembler. Quoi qu’il en soit, cela ne doit pas nous empêcher d’avoir une analyse lucide de la situation.
Il est particulièrement inquiétant de voir que ce sont les jeunes qui, aujourd’hui, portent le plus leur identité en étendard. Dans tous les collèges de France, chaque élève se voit assigner une identité : « tu es juif », « tu es musulman », « tu es noir » et désormais « tu es blanc ». Dans les banlieues, c’est l’identité religieuse que l’on brandit. Dans la France périphérique, cette même tendance conduit de jeunes Français à assumer pleinement leur vote Front national : les deux dynamiques sont parallèles.

M. Gérard Larcher.. – Comment ré-inclure cette jeunesse tentée par le séparatisme ?

M. Christophe Guilluy. – Il faut parler tout le monde. Il est parfaitement stupide de lier les attentats de janvier aux insuffisances de la politique de la ville : quel rapport entre l’Anru et la folie meurtrière de Coulibaly ? Un tel discours favorise les amalgames : il est facile d’en conclure que Coulibaly, c’est la banlieue… Il nourrit aussi le ressentiment de la France périphérique qui voit que l’on réinjecte des milliards d’euros dans les banlieues au lieu de tenir un discours de fermeté.
Il est indispensable que les élus de ces territoires tapent du poing sur la table. Ce serait un débat très sain que celui qui opposerait la France périphérique à celle des métropoles. C’est ainsi que nous sortirons du malaise démocratique.

M. Gérard Larcher.. – Une nouvelle génération d’élus commence à faire entendre sa voix : je pense à Matthieu Darnaud, sénateur de l’Ardèche, ou à Philippe Mouiller, sénateur des Deux-Sèvres. Au cours de la campagne sénatoriale, des élus m’ont fait part de leur inquiétude : un conseiller général divers gauche du Tarn, professeur dans un lycée technique de Carmaux, m’a dit qu’il sentait la situation dégénérer. Des jacqueries surgissent. Xavier Beulin, le président de la FNSEA, constate lui aussi un grand désarroi, chez les producteurs laitiers notamment, et il craint que le syndicat n’arrive pas longtemps à tenir ses troupes…

M. Christophe Guilluy. – Il est d’autant plus important de s’affranchir de la typologie de l’Insee : non, le problème ne se limite pas aux territoires dits « ruraux », c’est toute la France périphérique qui est touchée, où vit une majorité de la population.

M. Gérard Larcher.. – Merci beaucoup.

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